d'après Maupassant (N°21)

D'après LES VINGT-CINQ FRANCS DE LA MÈRE SUPÉRIEURE (28 mars 1888)

Qu'il était drôle, Lucas Dupuis, avec ses jambes d'araignée, son petit corps, ses longs bras, et ses cheveux rouges et gras ! Il savait à peine lire mais possédait l'art de faire rire les paysans.

L'été dernier, engagé par un voisin pour moissonner, il régala son auditoire huit jours durant de ses facéties jubilatoires. Le jour, il liait les blés à grands gestes endiablés. La nuit, dans le grenier, il câlinait les filles puis détalait à quatre pattes.

Le dernier jour des moissons, Lucas gambillait et grimaçait sur le char qui cahotait à chaque nid de poule. Il voulut faire une galipette mais il glissa, heurta une roue, et s'aplatit dans le fossé. On lui toucha la jambe, il hurla de douleur.

-" Il a une patte cassée. Faut prévenir le docteur ", fit Marcel, un des faucheurs.

À l'hôpital, Lucas clignait de l'œil ou retroussait son nez pour amuser la religieuse qui le soignait. Ses voisins de lits se pliaient de rire. Même la mère supérieure venait se divertir de temps à autres. Pour elle, il trouvait des blagues inédites.

Lors de sa convalescence, il rendit quelques services à la chapelle de l'hospice. Il allumait les cierges, remplissait d'eau le bénitier et servait la messe. Tous les gens du village venaient voir le pitre converti.

À sa guérison, le jour de son départ, la Supérieure lui donna vingt-cinq francs. Pour lui c'était de l'argent !

Vers midi, Il s'arrêta dans un café et commanda trois verres de calva. Puis, tout gai, il se rendit à la maison de tolérance du chef-lieu de canton. Une femme de service tenta de le repousser :

" C'est l'heure de fermeture officielle. " Alors, il la fit rire, sortit son escarcelle, la soudoya, réclama et attendit. La porte d'une chambre s'ouvrit. Lucas entra et s'écroula sur le lit. La fille, grasse et rousse lui demanda :

-" T'as pas honte, à c't' heure-ci ? "

-" De quoi, princesse ? "

-" Mais de m' déranger au moment de la soupe ! "

-" Y a pas d'heure pour les braves. "

-" Oui, mais y a des heures pour les ivrognes, vieux pot ! "

-" J' suis pas un pot, et j' suis pas saoul. "

-" Tu pourrais pas même tenir debout ! " Fâché, Lucas se dressa :

-" Même, que j' peux danser la polka. "

À peine avait-il fait deux pas qu'il trébucha et tomba en entrainant dans son élan le cruchon d'eau et la cuvette. Il eut des cris si perçants que toute la maisonnée accourut. On le releva, mais il n'arrivait pas à tenir debout. Tout en hurlant de douleur, il réussit à prononcer :

-" Dire qu'on vient de me réparer la jambe droite. Maintenant, c'est la gauche ! "

On était allé chercher le médecin qui lui dit en arrivant :

-" Encore vous, espèce de sac à vin ! "

-" Oui, c'est moi, m' sieu l' docteur. "

-" Qu'avez-vous exactement? "

-" L'aut' jambe ! La femelle me l'a cassé itou. "

-" Menez-le à l'hôpital... d'où il sort d'ailleurs. "

Quand il arriva à l'hospice des sœurs, la Supérieure lui demanda :

-" Qu'est-ce qui vous arrive cette fois-ci, mon pauvre Lucas ? "

-" L'aut' jambe cassée, ma mère. "

-" Encore un char de paille, farceur ? "

-" Non, mais vous allez trouver ça rigolo : c'était aussi une paillasse ! " La Supérieure n'a jamais su que cet accident était dû à son bienfait d'argent.