Poésie du samedi 73,
Je réveille cette chronique poétique pour saluer la mémoire d’Alain, un de ses abonnés assidus, qui vient de s’éteindre et connaît sans doute à présent la lumière sans crépuscule, le plein soleil dont il est question ici. Je crois l’entendre en lisant ce « oh, la la, mes amis » et son rire aussi résonne à mes oreilles. J’aime à croire qu’Alain aurait aimé cet extrait de Ce que tout cadavre devrait savoir, long poème-viatique d’Adrian Miatlev, le génial et fantasque poète de la Tour de Feu, lui qui aimait Goethe par dessus tout. Bien sûr, « Meurs et deviens »…
Au-delà de l’irréversible séparation, quelque chose continue, j’en suis persuadé comme Miatlev et ce n’est pas fini, non, notre quête n’est pas finie…et donc, espérons !
(…)
Mes amis, oh la la, mes amis
Entendez-vous mon rire ?
Je n’ai pas de rancune, je ris
Dans ma tombe.
Je ris à la décomposition
Je ris aux vers
Je leur dis : faites votre travail !
Le mien est fini, je me reposerai
A vous regarder travailler.
Ne pensez à rien, ô mes amis
Haussez les épaules, tournez la tête
Vos péchés vous seront remis
Il ne faut pas qu’un mort vous arrête.
Le soleil luit ; la mort n’est pas un mal.
Elle a la pureté que je n’ai jamais pu donner à ma vie.
Elle a la nudité exaltante d’une loi.
Je m’arrête, j’arrive, je m’installe. Ô source !
Je suis dans le soleil. Ô fleuves ascendants !
La mort aura été pour moi ce que la vie est pour d’autres
Ce qu’elle était jadis pour moi.
Demi-tour ! Marche !
Encore demi-tour ! Encore marche !
Dans la hutte de toile déchirée
Les étoiles regardent par les trous :
Petit frère, en as-tu pour longtemps ?
Non, je mange ma soupe.
Ô solitude, ô nudité,
Faisons un festin
Avec nos dernières ressources !
Déjà les sœurs de l’air
Les nymphes qu’imprègne une odeur de terre
Portant la lune sur les prairies
Festin de mon dernier amour.
J’étais un vagabond.
Quelles images humaines
Pourraient traduire ce silence ?
A moi les fleurs, les bêtes
Les murmures de la nuit
Les fontaines, les feux furieux
Le chant d’un insecte.
Ô joie ! Nul ne sait où je suis.
Les pentes de la nuit
Se dressent plus escarpées
Avant la cime…
Adrian Miatlev, Ce que tout cadavre devrait savoir, 1936 (publication dans La Tour de Feu n° 140, décembre 1978 et in Le sens de la marche, Robert Morel 1972). Je cite juste la fin de ce poème en neuf chants et le post-scriptum qui suit :
Post scriptum
Ce n’est pas fini.
Ce n’est jamais fini.
Derrière les rideaux
Derrière les volets
Derrière les paroles
Derrière les silences
Derrière les pensées
Derrière le visible
Derrière l’invisible
Quelque chose continue qui continuera
Après toutes les fins humaines et cosmiques
Quelque chose continue qui n’a jamais eu
L’intention de finir, qui ne peut pas
Finir
Quelque chose continue qui est peut-être
La vie et peut-être rien du tout
Et qui continue.
Il y a cette chose qui ne fera jamais
Un sujet de conversation, jamais
Un sujet de silence, il y a cette chose
Qui n’est jamais mise en question, il y a cette chose
Qui n’a que faire de notre foi ou de notre doute
Il y a cette chose qui ne joue pas avec nous
On peut pleurer, on ne peut l’attendrir,
On peut partir, on ne peut la quitter
On peut servir, on ne peut l’asservir
On peut mourir, elle ne peut mourir
On peut se tuer, on ne peut la tuer.
Au croisement de toutes les fins de tous les mondes
Il y a cette chose sans pardon
Cette route sans adieu et sans revoir
Sans baisers au bout
Sans réconciliation, sans représailles, sans rancune
Sans ciel et sans enfer
Il y a cette chose qui nous ignore
Et dont nous dépendons âmes et corps
Il y a cette chose qui est la vie de la Vie-même
Où rien du tout
Et qui continue et qui continue.