Alors que les questions relatives à la laïcité, au rapport au sacré, à la liberté d’expression, au fait religieux, à l’ironie satirique suscitent de nouveau débat sur fond de crispations identitaires des monothéismes, il n’est jamais inutile d’interroger un passé qui fut le théâtre de conflits assez similaires - le XIXe siècle ayant vu s'affronter à la fois gallicans et ultramontains au sein du catholicisme, puis partisans de l'Eglise et défenseurs de l'Etat laïc. C’est ce à quoi s’attache, non sans courage compte tenu des réactions hystériques que le sujet provoque, la belle exposition « Le Retour de la conférence - Un tableau disparu » qui se tient au musée Gustave Courbet d’Ornans (Doubs) jusqu’au 18 avril 2016.
On connaissait depuis longtemps l’engagement politique républicain et socialiste du maître-peintre rebelle, jouant les trublions au cœur d’un Empire triomphant et conservateur. Ces opinions, traduites d’un point de vue esthétique dans de grands tableaux manifestes (Les Casseurs de pierre, Un Enterrement à Ornans, L’Atelier du peintre...), sont aujourd’hui communément admises et commentées. En revanche, ni les chercheurs, ni les biographes, ni le monde muséal ne s’étaient jusqu’à présent intéressés à la dimension profondément athée et anticléricale de l’artiste, comme si cette récusation farouche de toute soumission à une croyance et aux représentants de celle-ci s’était révélée embarrassante pour son image, sa respectabilité.
Pourtant, du refus de faire sa communion solennelle au rejet d’obsèques religieuses, la libre-pensée de Courbet resta sans doute la plus constante conviction de sa vie. Il la traduisit en 1863 dans une grande toile dont on peut penser qu’elle fut acquise et détruite par un « catholique exalté » au tout début du XXe siècle, Le Retour de la conférence. Celle-ci, peinte dans un relatif secret en Saintonge, représentait, dans un paysage franc-comtois proche de la commune de Maizières, sept curés ivres déambulant sur un chemin sous le regard d’un couple de paysans et... d’une statuette de la Vierge nichée dans le tronc d’un arbre voisin.
Toile d’opposition, ouvertement satirique, d’un anticléricalisme assumé et jubilatoire qualifié alors d’immoral, Le Retour de la conférence fit l’objet d’un scandale habilement prémédité (elle fut même refusée au Salon des Refusés !) qui divisa la critique et jusqu’aux propres amis de Courbet. Celui-ci voulait y dénoncer l’hypocrisie des clercs qui s’affranchissaient des règles ascétiques qu’ils imposaient aux fidèles, sur le mode comique. On ne lui pardonna pas ce recours à la caricature. L’œuvre a certes disparu, mais il nous en reste d’appréciables traces, à travers des travaux préparatoires, des copies, des photographies et des gravures dont la quasi totalité a été rassemblée pour la première fois dans cette exposition - réunion exceptionnelle qui en souligne l’importance. Le visiteur pourra apprécier les variantes qui les séparent ; il pourra surtout - et c’est l’un des grands mérites des commissaires d’avoir pensé à aménager ce dispositif - prendre la mesure de la portée de ce tableau manifeste devant l’agrandissement d’une photographie d’époque réalisé aux dimensions considérables de l’original (2,30 x 3,30 m), véritable pavé subversif lancé par un peintre qui voulait vérifier « le degré de liberté que nous accorde notre temps », dans le marécage bien-pensant. Il ne fut pas déçu.
En une soixantaine d’œuvres et de documents, l’exposition, réalisée en collaboration avec l’Institut Gustave Courbet qui prête ici de belles pièces de son fonds, replace la toile dans son contexte historique et créatif. On y trouvera donc des tableaux exécutés par le peintre lors de son long séjour saintongeais - un petit pastiche de Corot sur bois n’étant pas le moins singulier - des paysages peints par ses amis locaux (Louis-Augustin Auguin, Hippolyte Pradelles), des portraits de ceux qu’il fréquenta sur place. On découvrira des documents relatifs à Notre-Dame du Chêne, lieu de supposées apparitions mariales situé à quelques kilomètres d’Ornans, auquel Courbet emprunta pour son tableau le détail de l’arbre et de sa statuette votive, détail qu’il avait déjà utilisé dans une lithographie de jeunesse pour illustrer un recueil de poésies que l’on verra sous vitrine. La réception critique de l’œuvre, entre enthousiasme et indignation, n’est pas oubliée, à travers un portrait du philosophe Pierre-Joseph Proudhon, des caricatures et des articles.
Les deux pamphlets anticléricaux presque entièrement ignorés du public, pour lesquels Courbet signa un contrat d’édition en 1868 à l’occasion du Salon de Gand où sa toile était accrochée et qu’il illustra de gravures, figurent également. Longtemps, la critique les méprisa et les passa sous silence. Pourtant, ils méritent attention. Le premier, Les Curés en goguette met en scène, sur le mode sarcastique, les traditionnelles conférences ecclésiastiques durant lesquelles les prêtres d’un même canton étaient censés discuter de questions théologiques, qui deviennent ici prétexte à d’inévitables abus de table. Le texte n’en est pas moins sérieux, puisqu’il établit dans sa conclusion les grandes lignes de la « laïcité à la française » qui fonderont la loi de 1905. Le second, La Mort de Jeannot, qui fit l’objet d’une grande toile elle aussi disparue, raconte, sous une forme plus tragique, la spoliation d’un couple miséreux par un curé rapace qui utilise des arguments religieux pour accomplir son méfait. Là encore, ce petit roman à clés n’a rien d’anodin ; dans un essai à paraître, j’y apporte les éléments de preuve qui indiquent que le prêtre visé par le pamphlet n’était autre que Benjamin Bonnet, le curé d’Ornans qui figure au centre d’Un Enterrement à Ornans, l’un des chefs-d’œuvre du peintre.
L’anticléricalisme de Courbet resta, jusqu’au début du XXe siècle, une source d’inspiration féconde pour les caricaturistes. L’exposition inclut des gravures satiriques très amusantes d’Edmond Lavrate (1829-1888) qui en portent témoignage.
Le sujet n’ayant jamais été sérieusement abordé par les chercheurs auparavant, on ne peut que recommander la lecture du catalogue bien illustré, Le Retour de la conférence - Un tableau disparu (Musée Gustave Courbet / Editions de Sekoya, 111 pages, 18 €), véritable mine d’informations. Je me garderai bien de commenter l’étude que j’eus le plaisir d’y écrire concernant l’athéisme du peintre ; en revanche, je voudrais ici évoquer, notamment, celles respectives de Carine Joly et de Dominique Lobstein concernant l’histoire du tableau, celle de Vincent Petit se rapportant au déroulement des conférences ecclésiastiques, enfin celle de Viviane Alix-Leborgne qui aborde le traitement de ce thème à travers la littérature de l’époque.