Ce livre nous transporte en 1760 dans un Paris à la fois palpitant et répugnant. Gaspard, un jeune homme, a quitté la ferme familiale de Quimper pour venir tenter sa chance à Paris. Très vite, il est comme hypnotisé par la Seine, pour laquelle il éprouve à la fois de la peur, du dégoût et de l’amour. Gaspard est malin, il sait rester à sa place mais ne manque pas non plus de culot. Il trouve très vite un travail. Mais cela ne lui suffit plus, il veut s’élever, ne pas rester au ras du sol. Gaspard va découvrir toutes les facettes de la capitale : la misère, les bordels, la faim, la mort mais aussi les raffinements des salons parisiens, la vie mondaine, l’amour bien caché derrière les portes des garçonnières. Il va tomber amoureux, presque obsédé, avant de perdre celui (oui, oui, « celui ») qu’il croyait être son âme sœur. Manipulateur, il va très vite apprendre à l’être, mais peut-on vraiment tout sacrifier juste pour réussir ?
« Rien de cette vie-là n’avait prédisposé le jeune Gaspard à devenir cet homme à la démarche assurée qui descendait vers la Seine et s’égarait dans le faubourg Saint-Denis. Sauf le cri des porcs, subi nuit et jour durant tant d’années que l’infect vacarme parisien devenait soudain préférable au bruit de Quimper. Seuls les cochons avaient une incidence sur cet instant. Rien d’autre n’aurait su lier Quimper à Paris. Il était même incongru qu’il possédât un souvenir de cette vie, comme si Gaspard avait subtilisé la mémoire d’un autre. Il n’était pas né à Quimper. Il était venu au monde rue Saint-Denis, déjà âgé de dix-neuf ans. Quimper n’était ni plus ni moins qu’un héritage. Gaspard marchait vers la Seine comme on vient à la vie, dépouillé de toute expérience. Le sentiment de vide qui l’habitait précipitait en lui Paris toute entière, appelait la ville à le remplir. Gaspard n’éprouvait aucune crainte à se sentir ainsi amputé d’une partie de son être, juste un étonnement, une reconnaissance envers rien ni personne, le désir de s’offrir à la ville, d’être habité par elle. Paris était une chance inattendue, et Gaspard sentait couver la possibilité d’un nouvel horizon. »
C’est un vrai roman d’apprentissage de plus de quatre cents pages que nous offre là Jean-Baptiste Del Amo et j’avoue ne pas avoir regretter me plonger dans cette lecture à corps perdu. Le personnage de Gaspard est vraiment attachant (même si on le désapprouve parfois), on a de la curiosité pour ce garçon qui a une intelligence sociale parfaite pour le Paris du XVIIIe siècle, qui n’a pas peur des sacrifices si cela peut lui servir. Et même si on trouve parfois qu’il va trop loin, qu’il se met en danger, on le suit tout de même car au-delà de voir son avancée dans le monde, on découvre à ses côtés un Paris d’un autre siècle. Et c’est vraiment comme si on y était. L’auteur a un art de la description précise et sensorielle : on sent Paris, on entend Paris, on voit Paris, on touche Paris et même on goûte Paris. L’effroi, le dégoût, ce n’est pas le personnage seul qui le ressent mais le lecteur également ; on ne peut qu’avoir de l’admiration face à cet art de raconter le détail tout en nous captivant.
On côtoie une fresque de personnages très différents les uns des autres : du libertin à la putain, de l’arriviste à l’honnête travailleur, de la jeune fille propre sur elle au père inhumain. L’auteur n’y va pas de main morte et brosse des portraits sévères dont on ne doute jamais car on sent l’humanité derrière cette couche de crasse ou d’hypocrisie.
Sur la forme, les paragraphes sont longs, il y a peu de retour à la ligne et les quelques dialogues sont directement insérés dans le texte. Ce qui fait des blocs de mots pas forcément aguichants à l’œil. Toutefois, je ne peux que vous exhorter à aller au-delà de l’épaisseur de ce livre et à vous plonger dedans, car une fois commencée cette lecture, une fois que vous aurez un peu fait connaissance avec Gaspard et que vous vous serez habitué au style si particulier de l’auteur, vous ne pourrez que tourner les pages sans retenue pour connaître la fin de cette histoire. J’ai vraiment été très surprise par ce premier roman parce qu’il dénote un travail énorme et un talent certain. Cette immersion dans Paris m’a vraiment faite voyager et m’a bouleversée. Je ressors de ce livre avec peine et quand j’y repense, c’est toujours avec émotion et plaisir. Bref, vous l’aurez compris, lisez Une éducation libertine !
Jean-Baptiste Del Amo, Une éducation libertine, aux éditions Gallimard, 19€. (Existe en poche.)