Jake Hinkson nous entraine sur un territoire qu'il connait très bien pour y avoir grandi, l’Arkansas. Né en 1975, il a écrit lui-même ses éléments biographiques en prenant du recul sur son éducation stricte et religieuse :
Mon père était charpentier et diacre dans une église évangélique, ma mère secrétaire dans une église. J’ai deux frères. Le grand est devenu pasteur. Le petit enseigne l’histoire. Nous avons grandi dans une famille stricte, baptiste, du Sud des États-Unis. À l’époque, je ne considérais ni ma famille ni moi-même comme des gens religieux. C’était simplement la vie telle que je la connaissais. Nous allions à l’Église trois fois par semaine.Jake Hinkson a repris ses études, trouvé un petit boulot dans une vieille librairie de Little Rock, puis intégré un master de création littéraire et a découvert ... l’alcool. Il est devenu enseignant et habite désormais à Chicago avec sa femme Heather Brown, et leur chat Little Edie Beale qui, parait-il le regarde écrire. Bien entendu il reste obsédé par la religion et le crime.
L’été de mes quatorze ans, nous sommes partis dans les monts Ozark nous installer dans un camp religieux géré par mon oncle et ma tante, des missionnaires. Ma famille s’est entassée dans un petit chalet et j’ai passé l’année de ma seconde à dormir sur le canapé. Le camp organisait des réunions pour le renouveau de la foi et d’autres ateliers pour les jeunes. J’ai participé à un camp de travail pour les garçons, ce qui était aussi amusant que ça en a l’air. On y alterne travail en extérieur (défrichage, cimentage) et étude intensive de la Bible.
À cette époque, j’ai commencé à lire des romans policiers que je sélectionnais à la bibliothèque. Mickey Spillane ... Hammett et Chandler ... Jim Thompson par son film loué en secret La Mort sera si douce, en pensant qu’il s’agissait là d’un porno soft.
À l’université, j’ai découvert O’Connor et Faulkner, Dickinson et Baldwin, mais toutes ces œuvres ramenaient aux notions de péché et de rédemption, de transgression et de ruine, qui ont constitué mon enfance. Durant ma première année de fac, j’ai traversé une crise religieuse. Malheureux au sein de l’Église baptiste du Sud, conservatrice, mais réticent à l’idée d’assumer mon scepticisme, je me suis enfoncé plus encore dans la croyance et ai rejoint l’Église pentecôtiste ultra orthodoxe. J’ai alors épousé la fille d’un pasteur pentecôtiste. Quatre ans plus tard, lessivé par les services charismatiques j’ai abandonné complètement l’Église.
L’Enfer de Church Street est un hommage non déguisé à Jim Thompson dont il partage la vision du monde et l’humour noir. Le livre est sorti il y a trois ans aux Etats-Unis mais c'est son premier roman traduit en France, en 2015. Il figure dans la collection Néo noir qui comprend six titres dont les frontières sont assez floues entre le bien et le mal.
Il démarre comme un roman policier classique, par un braquage sur un parking. La tournure devient vite psychologique, amadouant le lecteur qui se retrouve pris à l'hameçon comme l'église évangéliste excellait à le faire avec ses ouailles.
Geoffrey Webb propose de transformer une agression qui tourne mal en un deal gagnant-gagnant. (p. 18). J'ai été surprise par la citation de Paul Valéry en exergue, parce que c'est un auteur français, un peu moins de découvrir sa reprise de la parole de Shakespeare je suis une ombre en marche. Tolstoï surgit en toute logique. (p. 152)
De fait Hamlet serait un enfant de choeur comparativement à son "héros". Et on comprend vite son besoin de confession contre trois mille dollars. Il a commis tant de crimes que les cinq heures de voiture jusqu’à Little Rock, en Arkansas ne seront pas de trop.
Il démontre que la religion est une escroquerie (p. 28) qui se base sur un principe fondamental. La plupart des gens veulent seulement que vous leur disiez ce qu'ils ont envie d'entendre.
On pourrait étendre cette vérité à la politique et c'est en cela que ce roman peut faire froid dans le dos, quand on le lit au troisième degré.
Toute ma vie a été une longue série de mensonges embrouillés pour me faire paraitre meilleur que ce que je suis. (...) La distinction entre vérité et mensonge a disparu depuis longtemps. (p. 44) Curieusement un tel aveu incline le lecteur à une sorte de compassion. De la même façon que la succession de marchés qu'on lui met entre les mains semble accabler davantage son entourage que lui-même. On finira par le voir comme une victime.
Le narrateur est un filou qui excelle en rhétorique à coups de "peut-être". S'il y a un dieu, je suppose que ce genre de choses doit faire partie de sa nature et de son grand dessein. S'il n'y a pas de dieu, alors ce genre de méchanceté est simplement une facette de la psyché humaine. (p. 92) Commode de se libérer ainsi de la culpabilité ! Au pire (ou au mieux, tout dépend du point de vue où on se place) notre filou se sentait "mal". (p. 108)
A la conclusion tous coupable assénée par Bourvil à la fin du Cercle rouge, de Jean-Pierre Melville (1970) Jake Hinkson oppose un autre corollaire : tout le monde aime quelqu'un. (p. 167)
Le débat mériterait d'être lancé sur la différence de conception entre un lecteur anglo-saxon maitrisant les codes évangélistes d'une société où il ne faisait pas bon être catholique et un lecteur européen ayant baigné dans une éducation judéo-chrétienne comme on désigne notre société (encore qu'on puisse s'interroger sur ce qui subsiste de ces repères depuis que la laïcité est brandie à tort et à travers comme un bouclier pour gommer toute référence y compris les plus basiquement culturelles comme la célébration de Noël).
On peut lire ce roman comme un "simple" polar. Son architecture fort bien échafaudée m'a fait penser à l'atmosphère si particulière des Ozarks que j'avais découverte dans Un hiver de glace. On peut aussi avoir envie d'aller plus loin sur l'étude du fait religieux en terme de conditionnement par rapport aux rêves de normalité et de vertu qui ont tant marqué l'Amérique.
L'enfer de Church Street de Jake Hinkson, traduit de l’américain par Sophie Aslanides, chez Gallmeister, en librairie depuis mars 2015