35. Cocorico
385 In this decayed hole among the mountains
In the faint moonlight, the grass is singing
Over the tumbled graves, about the chapel
There is the empty chapel, only the wind's home.
It has no windows, and the door swings,
390 Dry bones can harm no one.
Only a cock stood on the rooftree
Co co rico co co rico
In a flash of lightning. Then a damp gust
Bringing rain
35. 1. Depuis le début du chant V, nous assistons à ce que nous avons appelé plus haut une sorte de suicide : non seulement ce chant a décrit une agonie, mais il l’a performé.
35. 2. Pour la première fois, nous sommes passés de l’autre côté – après la mort. Dans le cimetière. Aussi, il ne s’agit plus maintenant, selon ce que nous avons déjà repéré (depuis le # 30), de reprendre les éléments des précédents chants : nous sommes passés de l’autre côté du poème.
35. 2. 1. Il y a bien des éléments qui nous rappellent les coordonnées de passages précédents – comme les montagnes, qui renvoient à la ville détruite (voir # 33). Mais s’il y a bien une continuité spatiale et thématique, nous sommes certainement après la fin des temps, dans le néant.
35. 2. 2. La scène se présente sous la forme d’une description assez facile à comprendre, et qui fait penser aux romans gothiques de l’Angleterre victorienne, par exemple Dracula (comme d’ailleurs le fragment précédent).
35. 2. 3. Elle contient, comme beaucoup de passages de The Waste Land, des allusions à la légende du Graal (dont la « Chapelle périlleuse » est entourée d’un cimetière) et à Matthieu, 26, 34 : « Jésus lui répondit : « Amen, je te le dis : cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois. » ; puis Matthieu, 26, 69-75.
35. 3. Mais, précisément, nous sommes au moment du chant du coq : Jésus va mourir. Le fait que la chapelle soit vide nous inciterait même à penser qu’il est déjà mort.
35. 3. 1. Dans la problématique de la dimension pragmatique de la parole que j’essaie de développer depuis quelques épisodes, il est un élément qui me semble intéressant, ici : dans l’évangile de Matthieu comme dans le poème d’Eliot, le chant du coq (qui en toute logique n’a de lien intrinsèque ni avec le reniement de Pierre, ni avec l’éclair) est présenté comme une cause : il fait se rendre compte Pierre, il produit l’éclair (du moins l’éclair ne se déclenche-t-il qu’à son cri).
35. 3. 2. Or, ce chant du coq a au moins deux propriétés remarquables :
35. 3. 2. 1. C’est une onomatopée
35. 3. 2. 2. Il introduit une polyglossie (« cocorico » c’est du français au milieu d’un poème anglais ; les anglophones écrivant habituellement « Cock-a-doodle-do »).
35. 3. 3. Dans l’évangile de Matthieu, on sait qu’un coq chante, mais on n’entend pas le chant du coq. Ici, le poème l’intègre en son sein, comme un ready-made (sur cette problématique, voir # 21) d’autant plus étonnant qu’étant en français cette onomatopée n’apparaît pas naturelle au lecteur anglophone. Double hétérogénéité du chant du coq au poème au sein duquel il prend pourtant place, comme s’il était un vers comme les autres.
35. 4. Même si le chant II, qui ne s’intègre pas bien à cette idée, apparaît comme une parenthèse, on peut globalement considérer que The Waste Land se déroule sur une journée : le chant I commençait à l’aurore (voir # 9), puis, au chant III, ce fut midi (# 21) et, très rapidement, l’après-midi et le crépuscule (# 22). Avec le chant du coq s’ouvre un jour nouveau. La double hétérogénéité de ce cri n’accentue-t-elle pas la dimension radicale de cette nouveauté ?
35. 4. 1. Le coq parle au moment où le tonnerre envoie son éclair. Éclair dont on sait que le discours est l’enjeu de ce chant (intitulé « What the thunder said »). Le « cocorico » est en quelque sorte le lieu d’une métamorphose ; il superpose en tout cas ce que dit le coq et ce que dit le tonnerre.
34. 4. 2. Ce que dit le tonnerre, c’est ce que le fragment suivant nous apprendra : la manière dont on a conçu le début du chant V (en # 33) n’est donc pas absurde : le chant a tourné sur lui-même à toute vitesse jusqu’à disparaître, c’est-à-dire à se transformer en autre chose : boule de feu, parole du tonnerre.
35. 5. Dernier chant, antépénultième fragment : nous sommes proches du dénouement. Heureux de tout ce temps passé à lire Eliot, reconnaissant envers Florence Trocmé de m’avoir fourni cette tribune fonctionnant aussi comme une contrainte, et me forçant à lire de près le texte, je me demandais si je recommencerai une expérience de ce type avec un autre texte, une fois atteint le dernier vers de The Waste Land.
35. 5. 1. Je me disais qu’il pourrait être intéressant d’imaginer une sorte de feuilleton (pas nécessairement pour Poezibao, que se rassurent les lecteurs lassés de voir apparaître toutes les semaines mes ratiocinations douteuses) autour de la poésie chinoise.
35. 5. 2. Il s’agirait non pas de traduire, à chaque fois, un poème, mais d’expliquer l’ensemble des éléments (genres, époque, formes et sens des caractères) qui permettrait à un lecteur non sinolecte de lire le texte en chinois. C’est-à-dire non pas de remplacer le texte par un autre texte qui de toute façon échoue à le traduire, mais donner toutes les clés pour lire le texte original.
35. 5. 3. Plonger dans cette rêverie m’a fait penser à l’usage des références dans The Waste Land – et de ce dont j’ai parlé plus haut sous le nom de « logique relationnelle » (ici). En réalité, les références intertextuelles dans le poème ont peut-être la même fonction que les caractères chinois : comme ceux-ci ne sont pas destinés à être interprétés, mais simplement reconnus, cette reconnaissance permettant d’accéder à une contemplation du texte qui se passe de tout commentaire, celles-là n’ont peut-être pas vocation à être davantage explicitées. Mais simplement nommées, pointées du doigt, reconnues. Regardées, du bon endroit. La tâche du commentateur étant alors d’emmener son lecteur à cet endroit.
35. 5. 4. De la même manière que pour comprendre Li Bai, il faut moins le traduire que s’encapaciter à le lire (et c’est tout), il faut peut-être, une fois l’échelle gravie, non expliquer mais – se contenter de regarder danser, sur la page d’Eliot, les blocs symboliques, les idéogrammes de références.
Dans ce trou pourri au milieu des montagnes
Dans le faible rayon de lune, l’herbe chante
Sur les tombes éparpillées, autour de la chapelle
Il y a la chapelle vide, seul le vent y habite.
Elle n’a pas de fenêtre, et la porte est branlante
Les os desséchés ne menacent personne.
Juste un coq qui se tient sur le faîte
Co co rico co co rico
Dans l’éclair de la foudre. Puis une bourrasque humide
Apportant la pluie