Quelque chose approche. Nous ne saurons pas quoi. Nous commencerons par ignorer.
L’indéfinissable avant le poème. Jacques Réda dit de « celle qui vient à pas légers » qu’ « étant celle qui appelle, il n’y a pas de nom qui lui convienne ». Le texte liminaire, en italique, aura le champ de la négation pour exprimer sans point, d’un souffle, l’approche indicible avant la possibilité de formuler. Contradiction apparente, il est question d’ « un seul souffle » :
« qui aura fait trembler un jour ou une nuit compacts
y traçant la ligne d’une fente
le poème, alors, pour en tenter le relevé ».
Ce relevé qui enregistre l’imperceptible secousse sismique sera poème.
En cette fente, le poème en vers courts, le mouvement du texte qui va capter au présent fragile (au présent de grâce) le « petit-pas / un cloche-pied de peu de poids ». Pour le définir, des comparaisons, un mode analogique emprunté au principe de la balance qui évalue ce qui pèse ou ce que l’on parvient à retenir, « comme un faible vent vite disparu », « comme l’oiseau ». Voilà que le poète déchiffre la naissance du poème, son mode d’accès au monde : lutte à mener pour faire sortir le texte de « son terrible enclos ».
Passages de fantômes, mutisme du texte qui existe mais ne se formule pas ?« Le seul Fantôme que j’aie jamais vu / était vêtu de Dentelles - donc - / Il n'avait pas de sandales aux pieds - / Et allait comme flocons de neige - », écrivait Emily Dickinson. Christiane Veschambre vit aussi à l’affût de ce qui vient ou peut venir. Elle perçoit des souffles, des plaintes, des voix indistinctes qui viennent de l’autre côté de la haie ou du mur de parpaings. La lumière n’ajouterait rien. Les questions sont inutiles. Et voici que « se profile / dans l’entrebâillement / la fantôme crayeuse » …
« [L]a nuit comme une neige », encore ce balancement, cette frappe, cadence à battre les syllabes à revers ? « [P]hrasé vaincu » ? Samson terrassé si, coupée sous le pied, l’herbe se rétracte et s’assèche.Paroles d’autres poètes nourrissant ce « quelque chose », « [o]n apprend l’eau par la soif », répète Christiane Veschambre après Emily Dickinson, qui ajoutait que l’on apprend « les oiseaux - par la neige ». Manque inscrit : possibilité peut-être d’aboutir à quelque chose. Encore que le « puits », encore que le « dé », celui qui « jamais n’abolira le hasard », déjoue l’oracle inassouvi traversant « l’antichambre du cortex ».
Le paradoxe fixe le poème en le faisant osciller, il le met à mal et permet l’inscription. Inscription inséparable du mouvement du corps qui accompagne ou fait barrage, « un caillot /en travers du larynx ». Où vivre fixerait le corps, les tâches quotidiennes accomplies. Quelque chose approche, sons-consonnes convoqués : tout près « trompe d’une voiture » et « tambour de la machine à laver », le lien, est-ce le son répété qui claque ou cette juxtaposition d’objets, de tâches « ceci derrière / cela devant » et « moi / qui ne suis qu’un moi / compact / clos / milieu conducteur / des machines » ? Quel amour peut-il accueillir, ce moi « clos » ? Quelle sauvagerie est-il incapable de ceindre pour la laisser vivre et respirer ?
Il faut envisager la « réalité arraisonnée » de la vie : faire la cuisine, la vaisselle, le ménage, lire des journaux, écouter la voix chaude de Gianmaria Testa ; faire « comme si la vie était tendre ». « Rien n’est sans raison », affirmait Leibniz, là où le poète voit « une réalité sans raison ».
Une « très-petite-enfant » traverse le poème, allège l’entour et la narratrice en « la demeurée du chemin creux » qui semble attendre « la vaste bête » amour. Prisonnière elle creuse en terre une échappatoire. Est-ce écrire ? Les approches déclinées livrent les différents éclats qui deviennent les poèmes (les fragments) du livre : amis, enfants, poètes qui parfois à l’instant du texte « font corps et âme », comme si la balance trouvait un point d’équilibre : ce serait écrire.
Si certains sont morts, toucher des pieds la terre les atteint, quelque chose se rejoint ici entre les morts et le vivant, « on est passé de l’autre côté ». Ce mouvement qui fait se rejoindre : l’ascenseur, le couloir, autant de jonctions possibles et clamées, le corps écrit alors, perception et acuité. Or plusieurs approches semblent possibles, selon la jonction : le vers sera modifié dans sa texture (« à l’un je dis… », « à l’autre : impossible de dire »). Voilà un mode sensoriel et interne pour « l’odeur des framboises » puis une autre manière, « figure sophistiquée », pour ce qui relie à la terre, laissant sous les pas, dans les pas, remonter le long du corps ce qui se dira. Entre les deux, balance :
« éveillée
c’est parfois
dans le coude
que je me tiens
ou c’est le coude
qui se tord en moi
bloque la circulation
des mots nécessaires ».
Approche vécue comme mode d’écriture : ce qui passe devient texte. Ces modes se lisent aussi comme profil ou face : autant de positions, de propositions, de lieux (clairières, jardin, parc, hlm) qui sont livre ou destinés à être lus : « la clairière au livre ouvert ». « Un livre ne commence ni ne finit ; tout au plus fait-il semblant », disait Mallarmé. Ce livre ouvre grand la mémoire vers le passé vers l’avenir, le mouvement de l’un à l’autre :
« debout c’est contre lui
elle avance au pas du temps
elle a soixante six ans ».
Au futur dans le passé, « apparaîtrait la lumière », là palpite cela qui entre terre et corps remonte.
Isabelle Lévesque
Christiane Veschambre, Quelque chose approche, Les Arêtes éditions, collection Les cahiers du Cornet à Voix, 2015 – 44 pages, 7 €
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