Sujet récurrent par excellence, l'appréciation d'un vin par la critique professionnelle peut se faire selon 3 principes fondamentaux :
Dégustation en totale aveugle : cela veut dire que les vins sont présentés à la critique sans lui donner une quelconque information. Ni millésime, ni pays, ni région, ni appellation. Nada. Rien.
Dégustation en demi-aveugle : les critiques disposent de quelques informations. Cela peut aller du simple millésime à l'appellation.
Dégustation avec étiquette : les critiques savent quels sont les vins proposés à leur verdict : ils ont les noms, les appellations, les millésimes.
CLASSEMENT 2012 DES SAINT-EMILION
Deux des châteaux ayant lancé la procédure administrative font appel du premier jugement. Et on est reparti pour un tour !
Ce sujet a déjà été traité à plusieurs reprises sur ce blog et ailleurs, d'autant plus que les principes de l'aveugle et demi-aveugle ont été ceux qui ont été appliqués aux sessions du Grand Jury Européen pendant plus de 18 ans et qui vont continuer à l'être dans le nouveau projet en cours de constitution.
Il revient en force suite à une décision de l'UNION DES GRANDS CRUS DE BORDEAUX (UGCB) de ne plus proposer aux dégustateurs de la presse la possibilité de déguster les "PRIMEURS" sous cette forme "demi-aveugle" lors de leur venue en mars et avril prochain.
Rappel historique : c'était Michel Bettane qui avait exigé de l'UGCB que l'on puisse, si on le souhaitait, déguster les vins "primeurs" à l'aveugle, sans mention de leur nom ou classement. L'UGCB avait alors accepté ce challenge et pendant de nombreuses années, chaque critique a pu choisir son mode de dégustation : avec ou sans étiquette.
Sortons des faits pour une analyse de la chose.
PRELIMINAIRE
On peut affirmer sans risque de grande tromperie que 99 % des vins, généralement partenaires de repas, sont servis sur table dans leur bouteille avec étiquette ou en carafe, la bouteille étant majestueusement posée sur un meuble voisin.
Cela veut dire clairement que, de facto, toute opinion émise sur le vin tient compte, volontairement ou non, de la connaissance qu'on peut avoir sur ce vin : histoire, région, classement, marketing, réputation, fourchette de prix sans oublier ce qu'on peut savoir sur le millésime et la capacité du cru à vieillir noblement.
PRO-DOMO EN FAVEUR DE DEGUSTATIONS AVEC ETIQUETTE
Le préliminaire ci-dessus peut imposer - un peu rapidement - à la critique de nous décrire ainsi le vin non seulement sur les qualités-défauts de son jus, mais sur ce qu'est son histoire et donc les éléments "hors jus" qu'il faut prendre en compte.
C'est une approche majoritaire : disons le clairement. Un esprit critique peut très bien en déduire que ce système évite à bien des commentateurs patentés ou non, d'éviter de dire de grosses bêtises car, soyons honnêtes, très peu de journalistes du vin sont capables de pressentir, lorsqu'il est bu dans ses jeunes années, les capacités d'évolution, de vieillissement du vin. Il me souvient d'une année à Château Latour - du temps où j'avais le droit d'y aller - où les gens du lieu m'avouaient qu'à l'aveugle il leur arrivait de préférer Les Forts de Latour au Latour. Ça fait un peu désordre quelque part, non ?
Donc avouons le avec certitude : les dégustations avec étiquette permettent à la vaste majorité de soit-disant critiques d'éviter de dire des bêtises sans nom (je parle là surtout des dégustations "primeurs" à Bordeaux). Car celui qui dirait, par exemple, que tel Lafite bu en primeur ne mérite qu'un petit 88 sur 100 passera à 99 % pour un gentil incompétent. Bref : l'étiquette en face de soi, cela aide sacrément n'importe qui à poser un jugement où la connaissance "extérieure" du vin lui permettra un commentaire de grande sécurité.
Sortons de cette ironie facile en rappelant quand même à quel point ce qu'un critique connaît sur un vin, sur les multiples millésimes qu'il a fréquentés lui permet de nuancer son appréciation. Ainsi, hier soir, un mien ami nous invitait à Bordeaux au restaurant Côté Rue - un tout bon - où il nous servit à l'aveugle Las Cases 75 et Haut-Brion 78. Si le Las Cases resta sévère toute la soirée (alors que j'ai le souvenir de bouteilles nettement supérieures) , quelle splendeur que ce Haut-Brion 78 ! Je défie quiconque, lorsqu'il sortit en primeur, d'avoir pu expliquer à quel point ce cru d'anthologie était capable d'évoluer vers cette beauté absolue sans savoir qu'il s'agissait de Haut-Brion. Un vin qu'il faut effectivement attendre quelques décennies … et le simple fait de savoir cela, en étiquette ouverte, fait que vous ne direz pas trop de sottises en le dégustant "jeune". Pape Clément 1986 dont on a parlé récemment est certainement un autre exemple type de ces évolutions vers l'excellence qu'une dégustation à sa naissance ne permet pas forcément de le ressentir.
Bien : on avance !
Il n'empêche : on peut parfaitement concevoir que ce mode de dégustation est d'un immense confort pour le critique pas totalement certain de sa capacité d'analyse et surtout de sa capacité à construire l'évolution possible du cru sur plusieurs décennies. Michel Bettane a écrit un article majeur sur ce point dans un de ses éditoriaux de la revue THE WORLD OF FINE WINE… et c'est pourtant lui qui a exigé de l'UGCB d'offrir l'option de l'aveugle et qui a été l'un des dégustateurs les plus fidèles du GJE ! J'ose traduire cela sous la forme : d'abord un point de vue sur le jus, puis, ensuite, quelques corrections en fonction de la connaissance qu'on en a.
Alors : on conclue ? On assoit son point de vue tranquillement sur les acquis historiques, sur les classements du XIXème siècle, sur les réputations bâties aussi par une communication où l'argent ne fait pas défaut ? Et, in fine, on donne la même importance à la qualité du jus qu'à la qualité de sa communication ? Que le buveur lambda prendra plus de précaution à dire du mal d'un classé que d'un vin bien moins connu ? Ou aura le même langage pour vanter les qualités intrinsèques d'un Premier que d'un Bourgeois ?
On pourrait s'arrêter là et se dire que, finalement, pas la peine d'aller plus loin.
Et non…
PRO-DOMO POUR LES DEGUSTATIONS DEMI-AVEUGLE
On écarte les "totale aveugle" car là, c'est simplement trop demander à la critique. Les amateurs comme les critiques professionnels le savent par expérience : il arrive à tout le monde, un jour, de confondre par exemple un Bordeaux et un Bourgogne. Même François Audouze, un fondu complet des vieux millésimes pourra vous le dire. :-).
Nous avions fait à la Présidence du Sénat (vaisselle remarquable et déjeuner itou et un papy Chambriard qui a pu pénétrer avec sa camionette de beaux couteaux offerts si généreusement ce jour là ! Un jour nos enfants ne pourront même pas comprendre le niveau de liberté et peut-être d'inconscience que nous avons connu !) une telle dégustation GJE où il y avait aussi bien des Jura, des Bourgognes, des Bordeaux, des Loire avec une totale joyeuseté dans des millésimes bien différents : je ne vous dis pas l'anarchie totale des résultats ! Du grandiose dans le n'importe quoi ! Une belle définition des capacités d'un palais, quel qu'il soit !Aveugle totale ? Une source sûre de belle rigolade et d'humilité imparable !
Donner une priorité au jus sans accorder de facto des points à l'étiquette est quand même, quelque part, une approche qu'il faut défendre.
Au GJE un des buts majeurs de nos sessions a toujours été d'offrir à des nouveaux venus la possibilité de se frotter aux références. Comment voulez vous qu'ils puissent se vendre bien sans présenter leurs qualités par rapport aux grands noms de leur appellation ou région ?
Vu sous cet angle, la demi-aveugle c'est "avancer" alors qu'avec étiquette c'est "conserver".
Je sais, c'est du brutal à l'emporte-pièce. Mais chacun aura compris le sens de cette formule un peu réductrice, je vous le concède.
Un des avantages majeurs de ce système "demi-aveugle" est aussi de permettre à des amateurs d'acquérir à des prix acceptables des vins qui n'ont pas grand chose à envier, qualitativement parlant, à des sommités historiques.
Bon : on va me dire que tout cela c'est du pipeau parce que, jusqu'à nouvel ordre, le grand vin se définit comme celui qui, après deux ou trois décennies, est capable d'offrir des sensations exceptionnelles alors que ces nouveaux venus vont vite mourir dans une indifférence générale.
Deux limites à cela : d'abord laissons le temps à ses nouveaux venus pour montrer ce qu'ils ont comme potentiel. Déguster maintenant un millésime des années 80 ou 90 de Sociando-Mallet avec quelques classés haut de gamme : vous verrez qu'il ne sera pas dernier. Il en a dans le coffre, pour sûr ! Qui l'a écrit à sa sortie ? A part Dovaz…
Ensuite, on est un peu dans la rhétorique là. Tout le monde le sait : quelle est la proportion des amateurs, à part quelques fortunés, qui a la capacité d'encaver ces crus recherchés pour des décennies comme pouvaient le faire nos anciens ?
Beaucoup d'autres points peuvent alimenter une telle discussion. Mais ne jouons pas sur les mots : refuser l'aveugle, c'est avant tout, pour la vaste majorité des journalistes du vin, éviter des erreurs dont on se gausserait immanquablement.
Acceptons la chose, pour autant, quand même, que le critique accorde à son analyse du jus les mêmes critères, les mêmes mots, les mêmes opinions qu'il aura pour un inconnu faisant aussi bon. Ce n'est pas gagné, loin de là ! Vous verrez encore cela en mars et avril : les hiérarchies seront ± respectées et tout le monde sera content !
En fait, le véritable classement qualitatif des primeurs 2015 (c'est plié : le millésime est grand) sera celui des prix qui seront acceptés et payés par les 10 grands noms du négoce bordelais. Certes, il y aura ici ou là une sorte de "prime" pour une notoriété exceptionnelle comme ce fut le cas récemment pour Lafite et ses Carruades en Chine, mais dans l'ensemble, il n'y aura plus l'attente monstrueuse d'inquiétude que pouvait créer un Parker.
Une conclusion ? J'aimerai tant revoir un classement des courtiers comme ce fut brièvement le cas il y a quelques années ! Eux au moins connaissent toutes les combines, savent faire parler les gens, et sont moins sensibles aux tapis rouges si généreusement déployés par l'UGCB… dont on salue ici au passage la redoutable efficacité de son organisation !
Ah, que c'est compliqué le monde de Bordeaux ! Et dire que tant de régions européennes rêvent de mettre en place un tel système !
RAPPEL DE L'ORIGINE DE CETTE NOUVELLE POLITIQUE DE L'UGCB
Un post de Neal Martin© sur le forum de Parker,
que l'UGCB ne proposera plus l'option "dégustation aveugle" pour les PRIMEURS :
No More Blind Tasting At Primeur
Interesting to see that the rejigged UGC primeur tasting for journalists will no longer accommodate those who want to taste blind. Those that have read my reports over the years will know that I opposed to the practice, partly because you have no idea how the sample has been assembled, no idea of its élevage and thirdly, because it creates an uneven playing field between those judged blind and those that roll out the red carpet.
Still, in over 18 year of attending primeur I've never done the UGC tasting because I organize my own itinerary. But it will be interesting to see whether any négoçiants will fill that gap or whether those château that are members of the UGC will instruct them not to do so.
Rgds
Neal
AVEC UN PREMIER COMMENTAIRE DE MICHEL BETTANE
A propos de la question des primeurs, j'ai fait savoir à l'Union que je participerai pas à ces présentations qui suppriment la dégustation à l'aveugle. Encore une fois les égoïsmes des principales propriétés qui savent qu'elles seront toujours mieux notées chez elles et qui redoutent les comparaisons, l'a emporté.Nous verrons qui de l'ensemble des prescripteurs se soumettra à cette nouvelle donne.
A vos manettes ! :-)
UN DEJEUNER POUR LE DEPART DE PHILIPPE BOURGUIGNON
Nous étions dix.
La Mondotte 98 ? une gamine !
Mazis 2008 ? Tellement bourguignon dès le premier nez ! UN mamour tout plein !
Le Macle 1976 ? Simplement obligatoire pour des expressions uniques dans le monde du vin. Une jeunesse.
Albert Mann et Le Bault de la Mornière ? : séchés fissa : ça veut tout dire… :-)
Egon Mûller : bu en silence : le sort des chefs d'oeuvre.
Le magnum aveugle ? 100 CF du Domaine de l'A :une éducation
Le Champagne ? Un "no-problem".
Mais avant toute chose : un moment d'amitié, d'histoire, de page à tourner et cette évidence d'amis réels ayant un respect du mot gratitude.