LA FEUILLE DE TREFLE ou Montre-moi Le Chemin Pour Rentrer Chez Moi
par Douglas E. Harding, dans Être et ne pas être, telle est la réponse, Edition Almora
Il y a peu de chances que les éditeurs de la précieuse revue WHICH ? publient, dans un avenir prévisible, un numéro consacré cette fois non pas à comment choisir votre voiture, ou votre caméscope ou votre carrière professionnelle, mais votre carrière spirituelle ou le Chemin Pour Rentrer Chez Vous. C’est donc à vous d’étudier la question, même superficiellement et brièvement. Et j’ajouterai qu’il serait grand temps !
Car, voyons un peu les faits. Avant d’en choisir une pour la vie, les jeunes gens intelligents et responsables prennent la peine d’examiner soigneusement les carrières qui s’offrent à eux dans ce monde. Ils pèsent le pour et le contre de chaque métier. Ils demandent conseil. Ils en essaient même parfois quelques uns, pour vérifier la température de l’eau du bain avant de s’y plonger. Il est rare que l’on épouse une carrière pour la vie par accident ou distraction. Comme il en va différemment si et quand ces mêmes jeunes personnes intelligentes et responsables en arrivent à choisir ce qui est infiniment plus important, leur carrière spirituelle. Choisir, mon œil ! Pourquoi ne pas admettre que vous y avez été poussé(e) par ce qui avait toutes les marques du plus pur des hasards ? Un ami avait un ami qui avait un billet de trop pour cette conférence passionnante. On vous a poussé(e) à lire ce livre sensationnel. Vous avez voulu draguer cette charmeuse dans le train : en fait c’est elle qui vous a dragué, et recruté ainsi un disciple de plus pour son gourou bien-aimé. Vous vous ennuyiez, vous ne saviez pas trop quoi faire, et voici que cette circulaire flamboyante a atterri sur votre paillasson, y mettant presque le feu ! Etc. Quoi que ce soit qui ait déclenché votre voyage de retour Chez Vous, je parie que, pas plus dans votre cas que dans le mien, cela n’a été une étude approfondie du terrain spirituel, des routes qui le traversent et de leurs conditions de circulation respectives.
Eh bien, il est tard, mais pas trop tard, pour nous amender. Peu importe si le voyageur a l’habitude ou non des grandes routes, peu importe où il en est sur le trajet, plus il a de renseignements sur la route, mieux c’est. Visibilité, intempéries, flux de la circulation, limites de vitesse, accidents, travaux, et surtout les détournements éventuels – autant de signaux ou d’informations radio auxquels il n’est ni prudent, ni raisonnable de s’aveugler ou de faire la sourde oreille. Et c’est particulièrement important s’il s’agit de la route spirituelle, la voie qui vous ramène Chez Vous. D’où cet article.
Ici, vous allez peut-être me dire qu’en réalité votre engagement spirituel n’a pas été déterminé par le hasard, mais par votre tempérament. Certains d’entre nous sont naturellement attirés par la poursuite de la Vérité, d’autres pas celle de la Bonté, d’autres encore par celle de la Beauté. Ou bien, si vous vous inspirez d’une autre tradition, vous allez peut-être faire remarquer à quel point notre legs spirituel ou héritage karmique varie – de sorte que certains d’entre nous sont attirés par la voie de la Connaissance, celle du Sage qui Voit – beaucoup par la voie de la Dévotion, de l’adoration de Dieu ou l’abandon total à Dieu ou à l’une de Ses incarnations – et quelques-uns par la voie des Bonnes Œuvres, celle d’une vie désintéressée consacrée au service d’un monde souffrant. « Si je suis fidèle à ma vocation, à mes dons (tels qu’ils sont) ils me conduiront finalement Chez Moi », me direz-vous. « Je suis ma propre voie et m’occupe de mes propres affaires, reconnaissant que les autres routes sont faites pour d’autres voyageurs, qui conduisent d’autres marques de voiture, qui roulent probablement avec d’autres sortes de carburant. Je leur souhaite bonne chance ! »
Argument plausible, certes, mais qui ne me convainc pas. Pour deux raisons. Tout d’abord, je dois dire que cette invocation de mon tempérament, de mon caractère, de mon inclination n’a guère de sens pour moi. J’ignore ce qu’il en est pour vous, mais quant à moi, je ne parviens tout simplement pas à décider si je suis le type intellectuel, ou le type sensoriel-sensuel, ou le type émotionnel, ou le type actif, ou le type fainéant, ou un peintre de trottoir manqué, ou (par la grâce de Dieu) une sorte d’idiot éveillé. Et qui plus est, personne d’autre que moi n’est en mesure de me le dire. Ma source de renseignements intérieure me dit que si j’ai un tempérament, c’est un brouet de sorcière composé de tous les ingrédients que j’ai cités, et bien plus encore. Celui qui fait surface dépend de la personne qui tourne le brouet dans le chaudron. Deuxièmement – et c’est ma raison principale – bien qu’il soit certainement possible de rentrer Chez Soi par une seule route, on ne peut y rester que très brièvement, la visite est une visite éclair. En fait, j’affirmerai plus loin, dans cet article, que pour arriver Chez Soi, s’y reposer et s’y installer, il faut y arriver par plusieurs routes différentes. De sorte que finalement l’approche est latérale et pas seulement linéaire, elle est convergente, et non unidirectionnelle. Ainsi, notre soi-disant tempérament ou disposition est une restriction imaginaire dont il faut nous débarrasser, et non une particularité réelle à cultiver.
Ou peut-être au lieu d’invoquer le fantôme du tempérament interprétez-vous (assurément avec plus de raison) les « événements fortuits » qui vous ont lancé sur votre chemin spirituel pas du tout comme des événements fortuits mais comme les sages dispositions d’un Dieu bienveillant et omniscient. Dans ce cas je suggère que ce même Dieu, qui est certainement l’expert par excellence en toutes choses, le prince de la tolérance et absolument pas chicaneur en ce qui concerne le chemin de Retour à Lui-même, accueillera chaleureusement votre découverte, à savoir que la voie qui vous a été tracée par Lui pour rentrer Chez Vous est tellement liée aux autres voies également tracées par Lui, qu’ensemble elles constituent un réseau routier invisible, l’unique flux du grand Retour. Comme nous allons le voir incessamment.
Ces préliminaires nécessaires étant terminés, passons maintenant à notre étude comparative des quatre chemins de Retour suivants :
Route n°1 : Le chemin de Celui Qui Voit, celui qui voit ce qui est Donné, ce qui est Vrai ; son voyage de Retour au Centre de toutes choses est le même que son voyage de Retour en son propre Centre et véritable Soi.
Route n°2 : Le chemin du Disciple Fervent, de l’Amour absolu ; cette voie de Retour conduit le voyageur au Divin Autre, seul objet d’adoration auquel on doive s’abandonner totalement.
Route n°3 : Le chemin du Serviteur, celui qui fait le Bien, et qui rentre Chez Soi incidemment, pour ainsi dire, en aidant les autres à se diriger dans cette direction.
Route n°4 : Le chemin de l’Artiste, celui qui savoure profondément la Beauté, qui est si totalement ému par la beauté du panorama de cette route qu’elle le ramène Chez Lui.
Chacune de ces quatre voies a ses avantages et ses inconvénients, ses pour et ses contres.
Route n°1 : La voie de celui qui Voit ce qui est Vrai
POUR
De toutes les routes de Retour Chez Soi, c’est de loin la plus droite et la plus directe, la plus rapide (il n’y a aucune limite de vitesse dans aucune direction) et la circulation y est vraiment très réduite. Pour tous ceux qui la suivent, c’est la voie absolument EVIDENTE, et ils sont très étonnés qu’elle soit si impopulaire.
Pour voir, simplement, à quel point c’est évident, direct et rapide, faites ce voyage des voyages dès maintenant. Mon dessin vous montre ce qu’il faut faire, mais ne vous dispense pas de le faire.
Tenez un miroir à bout de bras et jetez un coup d’œil tout neuf sur ce que vous y voyez, comme si c’était pour la première fois. Observez comme ce visage est petit, opaque, compliqué, plein de lui-même à l’exclusion de tous les autres – sans parler de son caractère éphémère : ici-aujour-d’hui-disparu-demain.
Eh bien voilà ce que vous êtes pour vous-même et pour les autres là-bas, dans le pays lointain, loin de Chez Vous….
Maintenant, faites ce voyage des voyages : lentement, avec le plus grand soin et la plus grande attention, longez la route de votre bras tendu, du poignet à l’avant-bras jusqu’à l’articulation du coude, ensuite le long de votre bras jusqu’à l’épaule, puis tout le long de votre épaule – jusqu’à… QUOI ?
Jusqu’à l’ABSENCE ici de cou, de pomme d’Adam, de menton, de bouche, d’absolument tout. Jusqu’à la Non-chose, l’immense Espace, la Vacuité ou Clarté Consciente (je répète : Consciente), la Grande Ouverture qui vous Accueille à la fin du voyage.
De toutes les demeures, la vôtre est certainement la plus majestueuse. Remarquez le contraste total entre le Palais d’où vous regardez maintenant, et la masure (jolie, peut-être, et couverte de chèvrefeuille, mais masure tout de même, promue à la démolition) que vous regardez, loin là-bas, au bout de votre bras. Et vérifiez maintenant qu’ici vous n’êtes plus petit(e), mais immense et libre, vous n’êtes plus opaque mais complètement transparent(e), vous n’êtes plus enfermé(e) en vous-même, mais éclaté(e), grand ouvert(e) pour accueillir tout ce qui se présente dans votre infinie hospitalité, vous n’êtes plus du tout périssable, mais absolument impérissable (puisqu’il n’y a rien ici qui puisse périr), vous êtes sans âge, intemporel(le), immortel(le). Ici, Chez Vous, vous n’êtes visiblement plus un quelque-chose insignifiant dans le monde, mais l’unique Non-chose dans laquelle apparaît le monde, la Conscience qui contient le tout, le Mystère d’où tout procède et où tout retourne.
Oui, cette route qui vous ramène Chez Vous est aussi facile que cela, aussi évidente que cela, aussi rapide que cela. Et je vous assure (parole d’honneur) que ce voyage le long de votre bras n’était pas une excursion-en-chambre, ce n’était ni une imitation, ni un aperçu, ni une version inférieure de votre Retour Chez Vous. Si vous avez pris la peine de chercher un miroir et de prendre un vrai départ, si vous avez fait le voyage avec toute l’attention requise et un esprit ouvert, c’était le véritable voyage et il vous a ramené droit à votre vraie demeure. Mais alors, pourquoi cette route est-elle si impopulaire, si peu fréquentée ?
CONTRE
Il y a plusieurs raisons. La Route n°1 a plusieurs inconvénients (réels ou imaginaires), et on peut trouver plusieurs excuses plus ou moins spécieuses pour l’éviter comme la peste, ou même pour l’effacer carrément de la carte.
La première raison et la plus importante n’est pas difficile à trouver : nous l’avons déjà entrevue. Vous avez sans doute remarqué que votre vision de la Clarté Infinie dans laquelle disparaît votre épaule était un aperçu des plus brefs. Vous vous êtes peut-être déjà posé la question : pourquoi se donner la peine de rentrer Chez Soi (ou n’importe où, d’ailleurs) si l’on ne peut même pas s’y arrêter un moment pour regarder autour de soi, encore moins s’y garer ? En fait, ce n’est qu’après de nombreuses visites éclair de ce genre que vous aurez droit à un ticket de parking. Et naturellement, peu de voyageurs sont assez persévérants et patients pour gagner ce privilège.
La seconde raison tout aussi évidente pour laquelle la Route n°1, la voie de la Vision, est impopulaire, c’est qu’elle traverse un pays inintéressant : le paysage est terne, ennuyeux, austère, gris. Dites-moi, votre voyage de-la-main-à-l’absence-de-bouche vous a-t-il édifié(e) ? Vous a-t-il transporté(e), donné un sentiment d’élévation ? Ou au contraire, cela n’a-t-il pas été une descente en chute libre ? Vous et moi entendons tellement parler des joies et consolations de la voie spirituelle – de n’importe quelle voie digne de ce nom. Avez-vous fait l’expérience de quoi que ce soit de ce genre au cours de ce voyage extrêmement bref et le moins spirituel qui soit ? Ou y a-t-il la moindre chance qu’il vous soit donné de la faire si vous refaites éternellement ce voyage, tel un fou du Shuttle fasciné par la vue sous le tunnel de la Manche ?
Ici, pour ma part j’aimerais ajouter un troisième écueil à notre liste. Pendant un demi-siècle, j’ai observé les voyageurs suivant cette voie de la Vision, y compris moi-même, bien sûr. Et cela m’a persuadé d’une chose : il n’est que trop facile de rentrer fréquemment Chez Soi par cette route, et pourtant de manquer désespérément de l’humilité, de l’amour et de la compassion active – sans parler de l’émotion devant la Beauté – dont nous ferions certainement l’expérience si seulement nous pouvions y rester assez longtemps. Certes, nous, adeptes de la Vision, ne sommes pas des saints. J’ai même l’impression que tôt ou tard chacun d’entre nous va être horrifié de se trouver pire, et non pas meilleur, que la moyenne des êtres humains. Alors, « que vaut donc cette voie spirituelle ? » allez-vous me demander.
Cet inconvénient de la Route n°1 est déjà assez sérieux, mais le quatrième est pire et de loin le plus décourageant. Le voyage vous a peut-être inspiré une certaine crainte, peut-être même avez-vous éprouvé une peur bleue, plutôt qu’une plénitude. Ce n’est pas étonnant. Même si le vous qui apparaît dans votre miroir, et en bien d’autres endroits, est une pauvre petite chose, très déficiente à bien des égards, et en fait un criminel attendant l’heure de son exécution – du moins ce vous existe, si brièvement que ce soit. Vous êtes au moins quelque chose, même dérisoire. Vous êtes au moins quelqu’un, même si ce quelqu’un est solitaire, sans amour, perdu au milieu des milliards d’autres « quelqu’uns » également infortunés. Mais même cette lueur de réconfort s’évanouit en fumée au bout de la route. Je vous demande alors (et vous me demandez ) : quel est donc l’intérêt de persister à rentrer assidûment chez Soi si ce n’est que pour découvrir que, malheureusement, on a disparu en route ? De quel accueil Chez Soi peut-on parler lorsqu’il n’y a personne à accueillir ? Parlez-moi des dangers de la route de nos jours ! Voilà une route qui est garantie suicidaire !
POUR
Bref, voilà bien un formidable acte d’accusation ! Et pourtant, je suis ravi de vous assurer qu’il existe une réponse radicale et convaincante à cette avalanche d’objections. Qui plus est, il se trouve que la réponse est intégrée dans la Route n°1 elle-même, et fournie par elle, là où elle prend la forme, si familière aux automobilistes, d’une feuille de trèfle – et dans ce cas, d’un trèfle à quatre feuilles, le vrai porte-bonheur.
En termes imagés, très souvent, la dernière ligne droite avant d’arriver au but est bloquée par des travaux sur la route, un accident ou des conditions atmosphériques atroces. Résultat : le voyageur est détourné sur l’une ou l’autre des trois autres voies qui mènent au Centre, Chez Soi, via la feuille de trèfle. En vérité, bien sûr, ces obstacles fréquents se révèlent en définitive une vraie bénédiction. Grâce à eux, finalement, mon chemin de Retour linéaire, mon approche unilatérale, devient une convergence multilatérale. Le pratiquant assidu de la Vision n’est pas contraint de pratiquer la dévotion, le service d’autrui ou le culte de la beauté, il y est amené doucement, naturellement. Selon les termes du Mundaka Upanishad : « S’étant approché par tous les côtés de Ce Qui est partout et tout, il passe dans le Tout. » Le mérite ne nous revient ni à lui ni à moi. Cela se passe tout simplement ainsi. Alors, et seulement alors, nous recevons un ticket de parking valable indéfiniment au Centre même de la Cité. Alors, et seulement alors, nous sommes en mesure de réaliser que c’est ici, et seulement ici, que se trouve notre Plénitude, notre Refuge incomparable, et à quel point ces craintes de l’annihilation étaient peu fondées.
En résumé, quelle que soit la voie que vous avez choisie (ou pas) pour rentrer Chez Vous, essayez sincèrement, je vous prie, la Route n°1, pour les bonnes raisons suivantes : elle est directe, rapide et facile, elle s’accorde parfaitement avec les autres routes auxquelles elle vous amène forcément, et en fin de compte on ne peut pas l’éviter. (Oui, les voyageurs qui suivent d’autres routes doivent finalement emprunter celle-ci aussi.) Mais n’en attendez pas trop tant que vous n’aurez pas fait le voyage si souvent que les conditions variées de circulation (par quoi j’entends les épreuves et obstacles que la vie nous réserve toujours) vous auront obligé(e) à rentrer Chez Vous fréquemment par les autres routes, en particulier la Route n°2. Et vous comprendrez ce que Dieu veut dire lorsqu’il vous dit, comme à Al Niffari : « Contente Moi en t’occupant de ton Œil, et Je te contenterai en m’occupant de ton Cœur. »
Route n°2 : La voie du Disciple
Fervent, de l’amour pour l’ADORABLE
POUR
Le voyage de Retour Chez Soi par cette route, qui est la Voie du Cœur, contraste nettement, à presque tous les égards, avec le voyage par la Route n°1, qui est la Voie de l’Œil. Par exemple : la Route n°1 était fraîche, parfois glacée, celle-ci est agréablement chaude, parfois brûlante. La première consistait à contempler le Vide – une Vacuité, une Absence pas plus exaltante, ni adorable, ni colorée, ni belle, ni parfumée qu’un trou dans votre chaussette – celle-ci est une Emotion qui n’est pas seulement teintée de rose et parfumée à la rose mais vraiment belle comme une rose, un Amour qui est déversé sur un Etre ou une Personne ou une Super-personne absolument adorable. La première était un exercice rigoureux d’indépendance, le Ne-cherchez-pas-de-refuge-à-l’extérieur que recommandait fortement le Bouddha – celle-ci est une façon détendue de s’en remettre à, se reposer avec un soupir de soulagement sur, Quelqu’Un dont vous savez qu’Il ou Elle ne vous décevra jamais. La première était un voyage solitaire, celle-ci est une joyeuse ballade dans un autocar plein de joyeux codisciples. Et, bien sûr, il n’y a rien de plus contagieux, de plus favorable à l’amitié, rien qui fasse mieux sauter les barrières que l’adoration commune et collective du même Quelqu’un divin – que ce Quelqu’un soit l’Un Lui-même, ou (plus vraisemblablement) une manifestation très spéciale ou un représentant de cet Un.
L’un dans l’autre, il n’est donc guère surprenant que la Route n°2 soit tellement plus populaire que la Route n°1. Et elle n’est pas seulement encombrée, elle est finalement obligatoire. Jusqu’à un certain point en route, et totalement à l’arrivée Chez Vous, de quelque direction que vous veniez, votre volonté personnelle et superficielle doit être subordonnée à – et se fondre dans – la volonté de l’UN que vous êtes vraiment, vraiment. C’est seulement si vous n’avez aucune volonté propre à déclarer, seulement si vous n’avez RIEN à déclarer à la douane du Ciel, qu’on vous laisse entrer pour de bon.
CONTRE
Ceci est la condition la plus dure et la plus astreignante que l’on puisse imaginer. C’est tellement difficile que, sur la multitude d’individus qui empruntent la Route n°2 et le nombre considérable d’entre eux qui la suivent assez longtemps, fort peu arrivent au bout du voyage et y établissent leur demeure. De sorte que finalement, la dernière ligne droite de cette route n’est pas plus populaire ni plus fréquentée que celle de la Route n°1. Plutôt moins, peut-être.
De plus, deux dangers formidables nous guettent sur cette route. D’abord, le risque que le Maître adoré se révèle un jour tout à fait indigne de notre adoration, sans parler de notre respect. Somme toute, s’il revendique, ou néglige de refuser, un titre tel que Sat-guru (terme sanscrit signifiant : « enseignant divinement inspiré »), ou Swami (sanscrit signifiant : « le Seigneur »), ou Maharaj (sanscrit signifiant : « Grand Roi »), ou Bhagwan (sanscrit signifiant : « Dieu »), ou l’un ou l’autre de nos équivalents occidentaux moins ambitieux, on peut dire qu’il se fixe un niveau très élevé, sinon qu’il cherche les ennuis. Et si l’on devait apprendre par la suite que toute sa vie se révèle être la négation et la contradiction de toutes les valeurs qu’il a prêchées, alors à la consternation de ses disciples s’ajoutent le scandale public et le discrédit jeté sur la spiritualité en général. Je ne dis pas que c’est ce qui arrive normalement, mais que cela arrive trop souvent. Disciples, prenez garde !
Le second danger, c’est que même si le maître spirituel rejette ce titre et ne cherche pas le pouvoir, il y a toujours un grand risque que la dévotion du disciple envers lui, personnellement, crée une telle dépendance qu’il s’arrête là. On pourrait presque dire que moins le maître a de prestance, mieux c’est, parce qu’il risque moins de bloquer le disciple à mi-chemin de Dieu. (Je songe à St Jean de la Croix et St Vincent de Paul qui ne rayonnaient ni l’un, ni l’autre, la sainteté). C’est bien joli que le maître déclare (en toute sincérité, on l’espère) : « Si vous n’êtes pas prêts, ou pas disposés à vous abandonner à Dieu, abandonnez-vous à moi pour le moment, comme une première étape avant d’arriver au but véritable de toute dévotion. » Mais trop souvent, cette première étape s’avère être la dernière dans cette direction, et le pauvre disciple reste bloqué sur le bord de la route, indéfiniment, très, très loin de sa Demeure. Probablement bloqué, s’il est chrétien, dans une adoration idolâtre de l’homme Jésus – oubliant cet avertissement : « Seul Dieu est bon » que donna Jésus lui-même à l’homme qui, dans un moment d’impétuosité, l’avait appelé « Bon Maître ». Titre bien moins prétentieux, je vous prie de remarquer, que Maharaj ou « Grand Roi », sans parler de Bhagwan ou « Dieu ». Oubliant également que St Paul se décrivait lui-même comme: « le plus grand des pécheurs ». Entre parenthèses, où nous situons-nous alors vous et moi, qui ne sommes certainement pas des saints ?
Je m’empresse cependant de répéter que, malgré ces conditions de circulation et de voyage risquées, ceci est une route que nous devons tous emprunter finalement, pour arriver au Centre. Ensuite, nous n’avons plus qu’à nous laisser aller dans l’abandon ultime, nous y fondre, lâcher prise totalement, et surtout ne rien faire. En termes chrétiens, c’est simplement la participation à la Divine Procession des Personnes, à l’adoration du Père pour Lui-même en tant qu’autre que Lui-même, en tant que le Fils qui est le Christ universel – et inversement, à l’adoration du Fils pour Lui-même en tant qu’autre que Lui-même, en tant que le Père de tous. Oui, vraiment : l’adoration de soi ne sent pas meilleur en Dieu qu’en l’homme. En vérité, seul Dieu ne dégage pas la moindre bouffée de cette odeur écœurante. Ce n’est qu’en Lui, qui est l’amour même, que notre amour est pur, sans la moindre trace d’amour de soi.
Route n°3 : La voie du Serviteur,
de celui qui fait le Bien.
POUR
Il semblerait que ce soit une voie de Retour Chez Soi comparativement sûre et qui ne prête pas à controverse. En fait, la majorité des citoyens instruits et sages sont bien près d’affirmer que c’est la seule voie, les autres (dans la mesure où elles apparaissent même sur la carte) n’étant que l’expression d’un égocentrisme morbide. Nourrir les affamés, vêtir, loger et instruire les pauvres, soigner les malades – (s’ils ne le disent pas franchement, ils le laissent entendre) – c’est cela, vivre selon l’Esprit, c’est-à-dire s’oublier soi-même, oublier son bien-être personnel en servant avec amour. Et c’est juste, bien sûr. La soi-disant spiritualité qui consiste à regarder son nombril et reste fermée à la compassion est une imposture. En termes chrétiens une fois encore, le mendiant lépreux est le Christ voyageant incognito, et tout ce que vous ferez pour lui, c’est pour le Christ que vous le ferez, dans l’esprit même du Christ qui se soucie plus de lui que de toute la spiritualité de la chrétienté.
CONTRE
Mais là encore, si c’est la seule route que vous empruntiez, vous êtes sûr(e) d’avoir des problèmes et d’être retenu(e) loin de Chez Vous. Il est certain qu’aucun d’entre nous ne peut se permettre de contourner cette route, mais nous ne pouvons pas non plus nous permettre d’ignorer ses difficultés et ses dangers. En voici trois :
Se consacrer à faire le bien tout à fait naturellement, par pure compassion, sans la moindre trace d’autosatisfaction à jouer ce rôle de saint, c’est extrêmement difficile. Non : c’est humainement impossible ! St Vincent lui-même était-il saint à ce point ? Et Mère Teresa ? Non, je ne crois pas que vous puissiez rentrer Chez Vous par cette route. Vous devrez la combiner avec d’autres. Avec la Route n°1, par exemple, où le voyageur est à l’abri de l’autocongratulation puisqu’il n’y a plus personne à congratuler. Bien sûr, celui ou celle à qui vous venez en aide se moque pas mal de votre précieuse motivation. Et bien sûr, mieux vaut une charité qui se passe un peu (ou même beaucoup) la main dans le dos, que pas de charité du tout.
Bien plus grave que le problème des intentions mitigées, ce sont les conséquences mitigées. Songez aux résultats néfastes de vos actions les mieux intentionnées, aux effets secondaires imprévus de vos remèdes les plus efficaces. Il est notoire que l’aide à court terme a une méchante façon de dégénérer en entrave à long terme. Aider ceux qui sont dans le besoin à cesser d’avoir besoin de votre aide – voilà l’aide véritable, mais ce n’est ni facile, ni courant.
Finalement et essentiellement, il reste la question de savoir quelle qualité, quel niveau d’aide est vraiment salutaire. Une aide matérielle et psychologique qui ne tient pas compte de ses conséquences spirituelles peut s’avérer être un très mauvais service. Je songe à ces « chrétiens du riz » dont la conversion par des missionnaires bien intentionnés a été non seulement vaine, mais néfaste. Je pense à ces analgésiques que l’on administre par compassion aux mourants et qui les abrutissent à tel point que le Grand Retour Chez Soi qui aurait pu être l’aventure la plus brillante, le couronnement de la vie du patient, est effacée, ensevelie dans un épais brouillard. Bref, donner à votre patient ou à votre pauvre ce qu’il veut, sans discernement, ce n’est pas plus raisonnable que donner à votre enfant tout ce qu’il veut, sans discernement.
Que faire alors ? Comment découvrir ce dont il a vraiment besoin ? Les problèmes que vous rencontrez le long de la Route n°3 commencent à sembler si insolubles que l’on peut vraiment se demander si ce n’est pas simplement une énorme dérive, et pas du tout un Chemin de Retour Chez Soi.
POUR
Mais ne vous inquiétez pas, âmes généreuses ! Il y a bel et bien une sauvegarde contre toutes les mauvaises conséquences imprévues de vos bonnes œuvres, et contre les autres défauts de cette voie. Et il ne s’agit pas de bien calculer les résultats possibles, ni d’aucune autre sorte de réflexion habile. Non, ce n’est pas cela. Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’il s’agit simplement de combiner ce voyage de Retour Chez Soi par la Route n°3 avec le même voyage le long d’autres routes, et en particulier la Route n°1. Et voici comment procéder :
Tout en tournant votre regard vers l’intérieur de vous-même pour voir Qui vous êtes vraiment, vraiment, regardez à l’extérieur pour voir ce que vous allez être amené naturellement à faire. Ne demandez par pourquoi vous agissez comme vous le faites, n’essayez surtout pas de le calculer d’aucune façon. Cesser de fermer les yeux sur votre Œil Unique. Cessez d’ignorer l’Immobilité Centrale, l’Immuable qui meut toutes choses et certainement vos mains charitables et vos pieds d’évangéliste. Cessez de faire la sourde oreille au Silence Central qui parle à travers votre voix réconfortante et encourageante. Faites cela et le reste vous sera donné par surcroît. Faites cela, et soyez assurés que vous faites et dites ce qui est bon, au bon moment, de la bonne manière, et aux bonnes personnes – malgré vos doutes et toutes les apparences du contraire. Peut-être allez-vous donner à ce mendiant tout ce qu’il vous reste comme monnaie – ou peut-être pas. Peut-être allez-vous répondre généreusement à cet appel lancé par cette nouvelle organisation humanitaire – ou peut-être pas. Attendez et voyez, voyez et attendez. Vous n’attendrez pas longtemps. La vie Chez Vous ne suit pas de règles. C’est un bus, non un tramway. En fait, c’est un hélicoptère libre comme l’air et non un bus collé à la route. C’est cette seule vraie Spontanéité, expression authentique de la compassion, qui n’est déterminée ni par l’habitude ni par des principes mais va directement de l’Origine de toutes choses à la Solution des problèmes qu’elles posent continuellement. Le savoir-faire et le savoir-comment-faire issus de votre Centre Divin sont infiniment sages et merveilleux, alors que leurs analogues qui se prétendent produits par votre périphérie qui n’est que trop humaine sont illusoires et, en fait, non existants.
Ne me croyez pas. A partir de ce jour et désormais, essayez de faire confiance aux premiers et de vous méfier des derniers.
Route n°4 : La voie des Amoureux
de la Beauté
Cette voie de Retour Chez Soi est si peu reconnue dans les milieux dits spirituels que vous êtes sans doute surpris de voir que je l’ai incluse ici. Eh bien, pour vous l’expliquer, je commencerai par une histoire vraie.
Le Curé d’Ars, canonisé sous le nom de St. Jean-Marie Vianney, est l’un des saints modernes les plus émouvants et les plus doués de pouvoirs surnaturels. Pourtant, lorsque l’une de ses ouailles lui apporta une belle rose rouge délicieusement parfumée, il s’en détourna immédiatement, de peur qu’elle ne le distraie de son adoration de la Beauté Eternelle. Pour le curé, « la soif des yeux », comme « la soif de la chair », était un obstacle diabolique et en aucune façon une aide divine sur le chemin du Retour Chez Soi. Je soupçonne que cette malheureuse partialité était liée aux deux fait suivants : d’une part, comme Padre Pio, il était la proie d’horribles combats avec le Diable en personne, d’autre part il jugeait nécessaire de se flageller à intervalles réguliers. Deux disgrâces qu’il aurait pu éviter s’il avait seulement vu que toute beauté – et celle de la chair pas moins que les autres – témoigne de et procède de la Beauté de l’UN qu’il adorait si passionnément. Il est regrettable que, n’ayant pas reçu une instruction libérale, il n’ait sans doute jamais lu ‘Le Banquet’ de Platon, dans lequel Socrate, avec le charme et l’éloquence qui le caractérisent, montre comment l’appréciation des belles formes terrestres peut et doit vous amener peu à peu à l’amour de la Beauté Pure céleste.
Mais peut-être allez-vous prendre le parti du curé plutôt que celui du philosophe grec, niant – ou du moins doutant – que la poursuite de la Beauté vous ramène nécessairement Chez Vous. Après tout, ceux qui ont consacré leur vie à cette poursuite, comme Toulouse-Lautrec, Paul Gaugin et Pablo Picasso (pour ne mentionner que quelques uns des Maîtres modernes), ainsi que la grande majorité des Maîtres anciens, n’étaient ni des saints, ni des sages. Pas plus que Dante, Shakespeare ou Mozart ne courent le risque d’être canonisés. D’accord. Néanmoins je soutiens que la pléiade prestigieuse de génies des beaux arts nous rend à tous un service inestimable et indispensable, et ce dans le dévouement le plus absolu, sans se soucier du prix élevé que cela leur coûte personnellement. Dans notre contexte, on peut dire que, sans en avoir aucunement l’intention, tout en empruntant leur Route personnelle n°4, ils empruntent également les Routes n°2 et 3. Et je suis persuadé que les plus doués d’entre eux (sans parler des maîtres spirituels exceptionnels tels que Eckhart, Rumi et St Jean de la Croix qui étaient également des maîtres littéraires exceptionnels) ont emprunté aussi la Route n°1, la voie de la Vision. Shakespeare, en tous cas, l’a fait, en toute conscience, témoin la façon dont il nous avertit solennellement dans ‘Mesure pour Mesure’ que nous risquons fort de nous comporter comme des singes en colère aussi longtemps que nous persisterons à ignorer notre « essence cristalline », c’est à dire notre Transparence au Centre.
Evidemment, peu d’entre nous sont des maîtres, encore moins de grands maîtres, en quelque art que ce soit. C’est vrai. Mais cela ne veut pas dire que la Route n°4 nous soit fermée à nous, humbles mortels. Pas du tout. Voici une autre histoire vraie qui illustre mon propos.
En 1964, je conduisais ce que, faute de mieux, j’appelle « un atelier sans tête », dans le cadre d’une Ecole Bouddhiste d’Eté, près de Londres. Parmi ceux qui « perdirent leur tête » en cette occasion, se trouvait un monsieur qui se présenta comme Lieutenant Colonel Roger Gunter Jones. Le lendemain, alors que nous nous promenions ensemble dans le jardin, il fut transporté par l’éclat de certaines roses, se demandant de quel pays elles avaient été importées. Mais devant d’autres sortes de fleurs, un peu plus loin, il découvrit qu’elles aussi étaient d’une beauté saisissante. C’était comme si toutes les couleurs du monde de Roger s’étaient soudain mises à chanter. Et l’histoire ne s’arrête pas là. Au bas de la route, il y avait une décharge mal dissimulée et malodorante. Une semaine plus tard, je découvris Roger en contemplation devant un tas de vieilles boîtes de conserves, de débris de meubles et de vaisselle, de vieux journaux crasseux et froissés, en extase devant la perfection absolue de cet ensemble de formes et de couleurs. Nullement le genre de sentiment ou d’attitude que vous vous attendriez à trouver chez un officier de l’armée et attaché d’ambassade en retraite !
La vérité, c’est que lorsqu’en grandissant, nous commettons l’erreur monstrueuse mais inévitable d’amener cette tête-dans-notre-miroir sur nos épaules ici, au lieu de la laisser là-bas où elle est très bien sur ces autres épaules, elle obscurcit, déforme et ternit tout ce que nous voyons. Et le seul moyen de retrouver le monde brillant et resplendissant que nous avons perdu en grandissant, c’est de retourner notre attention vers ce qui reçoit le monde, et de voir qu’ici il n’y a pas l’ombre d’un grain de poussière – encore moins une tête – entre le monde et moi. Je vous accorde, bien sûr, qu’il y a une grande différence entre cette capacité renouvelée de savourer le monde et le don de le célébrer par de grandes œuvres de peinture, de littérature ou de musique. Mais cette capacité est vraiment merveilleuse et – oui ! – profondément créatrice : ne vous méprenez pas, elle n’a rien de passif. Et finalement elle est nécessaire si vous voulez élire domicile dans le Palais même de la Beauté.
Alors je vous dis : s’il se trouve que vous pratiquez assidûment l’un ou l’autre des beaux arts, que vous êtes donc engagé(e) sur la Route n°4, laissez-vous détourner aussi souvent que possible sur les autres routes et surtout sur la Route n°1. Vous deviendrez ainsi un(e) artiste encore plus doué(e), et un(e) artiste qui Voit. Ou si, comme c’est probable, vous pensez que vous n’êtes pas un(e) artiste, je vous dis : incluez la Route n°1 dans votre itinéraire, et vous verrez que vous êtes vraiment un(e) artiste, même un(e) grand(e) artiste, qui voit que, à partir du Centre du monde Qui vous êtes vraiment crée un univers incroyablement beau, y compris les décharges d’ordures.
Vous aurez remarqué que jusqu’ici je n’ai pas réussi à trouver un seul défaut inhérent à cette voie de Retour Chez Soi, à la différence des trois autres. Ma description de la Route n°4 a consisté essentiellement en « pours », plutôt qu’en « contres ». Ceci est à la fois surprenant et significatif, et c’est l’une des meilleures raisons pour lui accorder une place honorable dans notre rond-point, notre trèfle porte-bonheur. Le pire que je puisse dire sur cette Route n°4, c’est que ceux qui l’empruntent ont tendance à en baver et à en faire baver les autres. Comme Mozart, par exemple. Et après ? Sa musique me révèle des choses sur Dieu, sur moi-même et sur l’Univers qui ne peuvent être révélées d’aucune autre façon, ni dans aucun autre langage, ni par aucun autre être humain.
Conclusion
En un mot, notre travail, notre raison d’être, consiste à faire le tour de la rose des vents, à nous exercer dans toutes les directions, chacun à sa façon. Je ne vous propose pas de prendre pour modèle le célèbre sage indien Ramakrishna (1836-1886), mais son exemple est fascinant et révélateur. A l’âge de six ans (six ans !), il fut si bouleversé par la beauté d’un vol d’oiseaux blancs se détachant sur un ciel de nuages noirs qu’il perdit connaissance pendant des heures, et jusqu’à la fin de sa vie, une phrase musicale, un ensemble d’objets harmonieux pouvaient avoir le même effet sur lui. A l’âge de vingt ans, il devint le prêtre d’un temple dédié à Kali, la Mère qui crée l’univers d’une main, et le détruit de l’autre. La dévotion de Ramakrishna à Dieu sous cette forme frappante était totale. Mais un jour arriva au Temple un sadhu nu, appelé Tota Puri. Pour accomplir la tâche difficile de détourner sur le Dieu Sans Forme la dévotion que Ramakrishna portait à Kali, il prit un éclat de verre, l’enfonça dans le front de celui-ci, entre les yeux, et lui recommanda de méditer là-dessus. Cette fois-ci, Ramakrishna perdit connaissance pendant plusieurs jours, et lorsqu’il revint à lui, ce n’était plus à Kali qu’il était dévoué, mais à la Source de tout, la Source sans nom, ineffable. Voilà pour les Routes n°4, 2 et 1. Et la Route n°3, la voie du Service ? Eh bien, c’est précisément celle de l’Ordre de Ramakrishna, la communauté de moines qu’il fonda et dont la spécialité est de se mettre au service de l’humanité de toutes les façons concrètes possibles. Ainsi le rond-point est bouclé, la roue tourne en un cercle parfait et les rayons mouvants convergent sur l’Axe immobile.
Quand j’étais jeune, il y avait un chant à la mode, intitulé « Montre-moi le chemin pour rentrer chez moi ». C’était Stanley Holloway qui le chantait, et dans ce temps-là, il buvait. Je dirai cependant ceci en sa faveur : même ivre, il voyait juste, contrairement à la plupart d’entre nous. Nous sommes tellement « bourrés » que nous ne réalisons pas à quel point nous nous sommes tragiquement égarés loin de notre Demeure. (Les chiens perdus sont-ils aussi inconscients d’être perdus ?) Ou alors, nous sommes tellement ivres morts que nous prenons pour notre Demeure la boîte minable dans laquelle nous nous glissons le soir. Et beaucoup d’entre nous qui avons la nostalgie de notre vraie Demeure et tendons vers elle sommes tellement soûls que nous imaginons qu’il n’y a qu’un seul chemin vers elle – c’est-à-dire, bien sûr, le nôtre. Eh bien, désenivrons-nous et, avec l’aide de notre trèfle porte-bonheur, regagnons notre Demeure par tous les côtés, rejoignons-la, savourons-la, et élisons domicile dans le Palais que nous n’avons jamais quitté.
En bref, la réponse à la question QUELLE VOIE ? est toujours TOUTES LES VOIES.
Douglas Harding