L’ennui avec le progrès, c’est qu’il se fiche comme d’une guigne des prés carrés, des rentes de situations et des petits arrangements entre amis. Parfois, ce progrès provoque l’effondrement plus ou moins rapide de juteuses pensions qu’on croyait établies pour toujours. C’est exactement ce à quoi est confronté la SACEM.
La SACEM, c’est cette vénérable institution de ponctions culturelles qui utilisait jusqu’à présent le bras armé de l’État pour faire valoir des droits construits de toute pièce il y a un siècle et demi et qui arrivait encore assez facilement à prélever sa dime… Jusqu’à l’avènement du numérique : rapidement, la facilité de copie est devenue telle qu’il a rapidement été impossible de les tracer.
Parallèlement, l’effondrement des ventes de galettes de vinyle ou de polyacrylates a rendu la collecte des fameux droits beaucoup plus complexe. Moyennant une bonne couche de lobbying, on se souvient que les sociétés culturelles concernées (comprenant la SACEM mais aussi les majors musicales ou du cinéma) avaient réussi à pousser dans les tuyaux législatifs français des lois compensant assez largement ces changements drastiques de modes de revenus par une taxe française sur les supports numériques vierges, depuis les iPods jusqu’aux cartes mémoires en passant par les disques durs.
Cette taxe permit, on s’en doute, de largement renflouer les comptes de ces associations lucratives, et de placer presque instantanément les supports numériques français parmi les plus chers du monde. Commander un disque dur, un iPod ou une carte mémoire de l’autre côté de la frontière est rapidement devenu un sport national tant le différentiel devenait grotesque. Eh oui : la société civile s’adapte bien plus vite que les lois.
Quant aux progrès technologiques, ils continuent à un rythme tel qu’à peine les ponctions sur les supports numériques actés, ces derniers devinrent quasiment caduques. Rapidement, le consommateur déporte ses données dans le Cloud, et n’utilise plus, directement, de support numérique.
Autrement dit, le support numérique du consommateur est minimal, et ne comporte que la petite quantité de données qu’il écoute au moment où il veut. L’ensemble de ses bibliothèques numériques (films, musiques, vidéos, photos) est de plus en plus déporté dans un nuage numérique fourni par des entreprises spécialisées, allant de Google (GoogleDrive) à Microsoft (SkyDrive) en passant bien sûr par Apple (iCloud), Dropbox et autres solutions plus ou moins intégrées avec les outils numériques du moment.
Pour la SACEM, c’est une nouvelle catastrophe.
Comme le relate un récent article de NextInpact, David El Sayegh, le secrétaire général de la SACEM, a ainsi expliqué (vers 10:26) avec quelques trémolos dans la voix lors d’une table ronde organisée par la Commission de la Culture au Sénat toute la difficulté de la situation que rencontre sa société :
« on a décalage entre la législation française qui explique que la copie privée ne peut être invoquée que pour les particuliers qui ont la garde matérielle des produits et l’évolution technologique qui permet de réaliser des copies privées quand bien même vous n’avez pas la garde technique de ces matériels. »
Eh oui. « si vous perdez votre iPad ou votre portable, c’est dommage de perdre toute votre discothèque », mais comme tout est dans ce fameux Cloud, pouf, vous pouvez tout récupérer. Magie de la technologie moderne ? Peut-être, mais en tout cas, il y aurait comme des copies privées dans ce cloud que ce ne serait pas étonnant, insiste clairement notre bon secrétaire général. Ce qui voudrait dire (miam, miam et slurp) que ces copies seraient sujettes à redevance, pardi ! Et donc, « le Sénat, dans sa sagesse, doit absolument légiférer », sinon, c’est évidemment le début de la fin, la fermeture du robinet, et l’apocalypse de la création musicale, garantie sur facture.
Et c’est bien d’assujettir le Cloud à cette taxe de copie privée qu’il est question ici, puisque le brave secrétaire en appelle à l’amendement Rogemont qui proposait exactement ça : soit on ponctionnera le service en ligne, soit les espaces de stockages classiques, soit les offres de streaming en temps différé (typiquement, les « magnétoscopes » en ligne, proposés par les FAI). Décidément, rien n’échappe à la rage taxatoire des uns et des autres.
Il ne reste plus qu’à pondre une bonne petite loi, et l’affaire sera dans le sac : la SACEM, sauvée d’une pénurie inopinée de fonds, retrouvera vigueur et couleurs d’antan et pourra repartir à l’assaut des portefeuilles bien garnis des consommateurs.
Mais voilà : c’est bien joli, toutes ces décisions finement élaborées et frappées au coin du bon sens bien compris de la nomenklatura française, cependant, si on s’éloigne des intentions, toujours extrêmement claires et dont les effets sont tous parfaitement connus et même planifiés, et si on s’attarde un peu sur les résultats, toujours plus incertains, on découvre comme un petit écart.
Prenez par exemple notre magnifique HADOPI, que le monde, ébahi, ne comprend pas, ne nous envie pas et qui déclenche même souvent l’hilarité, en France comme ailleurs. Il en aura fallu, des aventures amusantes, pour en arriver à sa création. Il en aura fallu, du « pare-feu OpenOffice » et de fines manœuvres du Capitaine Anéfé pour aboutir à un appendice boursouflé incapable de faire, même vaguement, ce pourquoi il fut créé en premier lieu…
Or, au constat déjà catastrophique de la nullité de l’institution en terme de lutte contre le piratage, on doit maintenant ajouter un effet clairement négatif sur le cinéma français : on apprend en effet au détour d’une enquête de l’INSEE que la lutte contre le piratage menée par la Hototorité a « clairement favorisé » le cinéma américain au détriment des films français.
Apparemment, d’après l’étude, « l’introduction de la loi Hadopi est associée à une augmentation de la part de marché des films américains de 9%, mais sans augmentation de la demande totale pour les films en salle ». Pour HADOPI, c’est carton plein : les entrées en salle n’ont pas augmenté, mais les films américains ont été plus vus que les français, ce qui laisse furieusement à penser que les films français sont plus piratés. De là à conclure hardiment que leur valeur intrinsèque ne justifie pas le déplacement et l’achat d’une place en salle, et que le risque est moins grand de les pirater que pour les productions américaines, il n’y a qu’un tout petit pas facile à franchir.
Bref, vous avez bien lu : non seulement, la HADOPI ne parvient pas à endiguer, même un peu, le piratage qu’elle prétend combattre, non seulement cette création ubuesque nous coûte 8,5 millions d’euros par an (plus encore que les années précédentes suite à l’élargissement de son budget, sans doute pour la récompenser de ses performances), mais de surcroît, elle parvient même à saboter le marché sur lequel elle opère. C’est, on doit l’admettre, un échec de proportion épique.
À présent, il devient difficile de s’empêcher de mettre en regard ce résultat catastrophique de la HADOPI, instance d’ailleurs issue des belles législations de nos assemblées et de la fameuse « sagesse » à laquelle se réfère le secrétaire général de la SACEM, et ce que ce dernier propose de faire à nouveau concernant la copie privée et son avatar sur les clouds.
L’expérience permet d’éviter de répéter sans arrêt les mêmes bêtises. Inversement, Einstein notait judicieusement que la folie consistait à refaire toujours la même chose en espérant obtenir des résultats différents.
De l’expérience ou de la folie, que croyez-vous donc que notre législateur va choisir ?
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