Notre envoyé spécial à l’armée d’Orient a tenu, par dépêche, les lecteurs du Petit Journal au courant de ce drame poignant que fut la retraite de cette admirable armée serbe aux prises avec les armées allemandes, autrichiennes et bulgares coalisées ; il nous a dit au jour le jour le repli des armées alliées vers Salonique où elles ont organisé un véritable camp retranché. Dans la lettre qu’il nous adresse aujourd’hui, il conte des épisodes de cette campagne d’Orient où nos troupes ont dû suppléer par leur bravoure à leur infériorité numérique.
Valandovo, décembre.
Voir nos soldats en France et les voir en Serbie, non, ce n’est pas la même chose. Qu’un poilu quelconque monte la garde au pied d’un pont sur la Marne, cela ne vous touche plus guère, mais quand on longe le Vardar, que des yeux on est en train de suivre des aigles qui passent à travers la neige par-dessus les montagnes, et qu’on s’entend crier : « Halte-là ! » et qu’on regarde et qu’on se trouve devant une capote bleue, c’est une émotion qui vous arrête. Ces villages que nous occupons, je les avais vus il y a huit mois, encore chauds des cadavres des comitadjis. Stroumitza ! Valandovo ! qui donc des quelques-uns que nous étions pensait revenir dans ces coins sauvages de Macédoine ? Et nous y revenons, et quand nous entrons à Valandovo nous entendons une fanfare qui joue Sambre-et-Meuse et nous voyons deux officiers français, à la place du muezzin, accoudés sur le balcon du minaret, et au milieu d’une foule de soldats s’élève une voix qui dit : « Au nom du Président de la République, je vous décore de la crois de guerre. » C’est un poilu de deuxième classe qui accroche un ruban à la tunique d’un général. Pendant ce temps les canons anglais roulent leur grosse voix dans les ravins. Puis le poilu embrasse le général et chacun, comme s’il avait froid, sent un frisson le parcourir. Le général, c’est Bailloud. C’est sa division qui la première sauta du train pour défendre le pont du Vardar. La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans la cour du château de Seduhl-Bahr : 41 degrés de chaleur ; je le retrouve ici : 17 au-dessous de zéro la nuit dernière. Elle n’a peut-être pas donné de grands résultats, l’expédition d’Orient, elle ne prendra peut-être qu’une page dans l’histoire du grand massacre européen, peut-être, peut-être, mais quand on pourra la lire, ce sera la page que les cœurs sensibles ne pourront pas lire jusqu’au bout. En attendant, passons. Le général Bailloud remonte à cheval. Suivi de quatre cavaliers, il s’en va vers Stroumitza. Petit groupe qui ne vous dirait rien dans les campagnes de France, mais ici, devant un minaret, contre ces montagnes de bandits, c’est comme la sentinelle sur le Vardar. Ça vous met du rêve dans l’esprit. La dernière hauteur qu’occupent nos troupes à gauche de Costorino est la crête 516. C’est vers elle que nous nous dirigeons à travers la vallée de Bojania. Tous les soldats serbes ne sont pas partis. Quelques-uns sont restés pour nous servir de guide. Nous les rencontrons, errants dans ces campagnes. Ils sont perdus au milieu de nous. Ils nous savent leurs amis, ils nous aiment bien, mais ils sont timides et ils errent. On leur a dit : « Vous viendrez chaque jour chercher votre nourriture et votre quart de vin. » Le premier jour ils sont venus. On leur a donné une gamelle et un bidon. On a voulu tout de même leur donner du vin. Ils ont levé leur main en signe de confusion. On leur a dit qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, que c’était la ration quotidienne. Ils n’ont pas voulu le croire. Ils sont partis sans leur vin. Nous les rencontrons presque toujours seuls, appuyés contre un arbre ou caressant un âne au passage. Nous les aimons bien mais ils n’osent pas toujours s’approcher de nous. Ils viennent le moins souvent chercher à manger. Ils errent. Toute cette vallée de Bojania a été conquise par les Français. Nous marchons sur les emplacements des anciennes batteries bulgares. Ce sont les Anglais qui y campent maintenant. Du lac Doiran, qui fait plutôt songer à Lamartine qu’à la guerre, à une petite c^te qui n’a pas de nom, ils s’installent. Et nous gravissons toujours les montagnes et nous tombons de la capote kakhi dans la capote bleue. Dans ces neiges, loin de la France, voici le France qui se bat. Ah ! la belle guerre, si elle avait pu continuer comme au début. Qu’ils étaient heureux les soldats et les chefs, ils allaient se servir de leurs jambes ! On allait avancer. Plus de tranchées, plus de guerre à l’allemande – car l’Allemagne, au-dessus de toutes ses flétrissures, portera celle d’avoir dégradé la guerre – en avant et homme contre homme, mais un ordre arrive, il faut s’arrêter. Et l’on s’arrête sur cette côte 516. Tout à l’horizon n’est que montagnes et courtes vallées. De cette 516, en face, sur une autre crête, apparaissent les positions bulgares. Près de nous, presqu’au sommet d’un mont, une batterie de 75, à chaque fois qu’elle tire, semble vouloir s’élancer pour, d’un nouveau bond, le franchir tout entier et entre ses deux feux, dans la vallée, tout ratatiné comme par la peur, se blottit le village de Costerino. Hier, il faisait du brouillard. Descendant de cette côte, quatre poilus sont partis dans cette vallée. Avec leurs quatre fusils, ils se sont mis à faire un bruit de bataillon qui attaque. Les Bulgares se sont réveillés et, au hasard de la brume, ont tiré, sur ce bataillon de quatre, trois cent cinquante coups de canon. Nos hommes sont remontés pleins d’orgueil, ils n’avaient jamais espéré coûter si cher à un État. Ceci est ce que nous avons devant nous, mais un commandant, à mes côtés, étend le bras et me dit : « Voyez derrière ». Il me désigne des monts et continue : « Nous avons subitement bondi du Casque d’Or au dos de Chameau, du dos de Chameau à la pyramide, puis nous sommes arrivés sur le mamelon des Cinq Arbres, puis nous avons délogé du Bonnet de Police – ne vous étonnez pas de ces noms ; comme ils se battent dans un pays inconnu, à mesure qu’ils avancent, ils baptisent. – On marchait, on se remuait. Vous voyez ces positions, nous étions en bas, les Bulgares étaient en haut, je criai : « En avant ! » et les enfants grimpaient et d’en haut, les Bulgares dégringolaient. Nous sommes arrivés face découverte jusqu’où nous sommes à présent. L’ordre est venu d’arrêter l’élan. Quel dommage ! c’était vraiment agréable ! » J’écoutais le commandant, mais en même temps j’entendais des échos me parvenir. Ils disaient : « 516 ! Qu’est-ce que représente maintenant cette côte 516 dans le grand conflit mystérieux d’Orient ? La pensée de personne n’est posée sur ce bout de montagne. Ce qui intéresse à cette heure, c’est ce qui se passe à Athènes, à Berlin, à Paris, c’est ce qui sort des combinaisons diplomatiques, même en France, ô colline, on t’ignore et te dédaigne. C’est de faits plus brûlants qu’il faut s’entretenir, la curiosité a soif de grandes nouvelles, à autre chose ! » C’est peut-être autre chose, en effet, qui passionne la foule ; n’empêche que c’est tout de même ici, que pour cette foule, passionnément le sang se verse.
Le Petit Journal, 20 décembre 1915.