Maylis de Kerangal a bien résisté, l’an dernier, à
l’avalanche de prix littéraires qui lui est tombée dessus pour son excellent Réparer les vivants. Le roman, qui a
longtemps caracolé dans le peloton de tête des meilleures ventes, a été depuis
adapté à la scène et est en cours de tournage pour le cinéma. Comme
indifférente au succès, elle avait publié, quelques mois à peine après la
sortie de ce livre, un autre texte, plus court, à la fois intimiste et ouvert
sur le monde, A ce stade de la nuit.Un mot sur l’édition du livre qui, est paru une
première fois en mai 2015, aux Editions Guérin, où Maylis de Kerangal n’avait
jamais rien publié mais où sont accueillis, pour des ouvrages singuliers, des
auteurs des horizons littéraires les plus divers (Jean-Christophe Rufin ou
Sylvain Tesson sont du nombre). Le voici réédité, en cette fin d’année, sous l’enseigne
qui suit l’écrivaine depuis longtemps, Verticales. L’actualité longue, les
difficultés des émigrants à arriver en Europe, a motivé l’écriture du livre. Et
le fait d’en reparler aujourd’hui.« Une cuisine, la
nuit. » Le décor est minimaliste, une lampe fait un cône de lumière,
une femme boit un café réchauffé, elle fumerait bien une cigarette, la radio
diffuse un journal qu’elle n’écoute pas, jusqu’à ce qu’un mot « se dépose : Lampedusa. Il
résonne entre les murs, stagne, s’infiltre parmi les poussières, et soudain il
est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les
minutes passent – coulée de lave brûlante plongée dans la mer. »Tout ce qui semblait immobile, à commencer par cette femme
qui dit « je » et dont on peut penser qu’elle est Maylis de Kerangal
elle-même, se met en mouvement. Mais d’un mouvement qui n’est pas visible, se
fait par l’intérieur et la relie, en suivant des chemins inattendus, aux
événements dont il est question à la radio : le naufrage d’un bateau de réfugiés
libyens dont trois cents seraient morts.L’esprit fait des bonds, de Lampedusa au Guépard, le film de Visconti inspiré du
roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Du Burt Lancaster qui incarne le
personnage central au Burt Lancaster de The
Swimmer, un autre film (d’après une nouvelle de John Cheever, ce qui n’est
pas précisé dans le livre) où il migre de piscine en piscine. « Il est le prince et le migrant »,
la phrase se glisse là comme par inadvertance, sinon que rien ici ne surgit par
inadvertance.Maylis de Kerangal traverse, toujours dans la pensée qui
l’habite A ce stade de la nuit, les
paysages et les nomme, retrouvant ainsi d’anciens réflexes humains, en vertu
desquels ce qui est nommé n’est plus inconnu et, donc, est moins effrayant.
Comme les pistes des aborigènes australiens se concrétisent moins dans des
traces matérielles que dans des chants. De ce livre marabout-bout de ficelle, il ressort une
beauté tragique et non apaisée. La vie comme elle se pense.