Les œuvres des écrivains sont comme les amis et connaissances d'une vie. Il y a des personnes qu'on ne cesse jamais de fréquenter et d'autres dont, parfois sans raison, la présence s'efface. Il en va ainsi, en ce qui me concerne, d'Eudora Welty. Je me souviens d'avoir lu, publiées chez Flammarion, les traductions de certains de ses livres. Mais ne me demandez pas lesquels, ni même de quoi cela parlait. J'en garde une impression agréable, qui ne repose cependant sur rien de précis. En fouinant dans les rayons de ma bibliothèque, je retrouve la traduction du Brigand bien-aimé par Sophie Mayoux, dans une réédition, sortie l'an dernier chez Cambourakis. Comment cela a-t-il pu m'échapper? Consolation: en février, cet ouvrage reparaît en poche, dans la collection Points. Une nouvelle occasion d'y revenir. Commençons déjà par la première page.
Le jour touchait à sa fin lorsqu’un bateau accosta à l’Embarcadère de Rodney, sur le Mississippi. Clément Musgrove, planteur innocent, chargé d’un sac d’or et de nombreux cadeaux, en débarqua. Il avait voyagé depuis la Nouvelle-Orléans sans rencontrer aucun péril, et son tabac avait été vendu à bon prix aux hommes du Roi. À Rodney l’attendait un cheval qu’il avait mis à l’écurie en prévision de son retour, et il comptait passer la nuit là, à l’auberge, car bien des dangers le guettaient sur le chemin de sa demeure. Au moment où il posait le pied sur le rivage, un soleil couleur de sang sombrait dans le fleuve et, simultanément, le vent se leva et couvrit le ciel de nuages noirs, jaunes et verts, gros comme des baleines, qui passèrent devant la face de la lune. Le fleuve était couvert d’écume, et les bateaux arrimés à l’embarcadère, ballottés par les vagues, tiraient sur leurs amarres. Du fleuve comme de la falaise se dégageait une même lumière verte de frondaison, et du bord de l’eau on voyait trembler et vaciller les flambeaux rouges qui jalonnaient l’Embarcadère-au-pied-de-la-Colline et grimpaient le long de la falaise, jusqu’à la ville. On entendait comme des bruits d’ailes, des bruits de hâte et de cavalcade, venus des voitures qui roulaient précipitamment dans les rues enténébrées, des gorges beuglantes des bateliers, venus de toute la nature sauvage qui se gonflait et se contractait dans le vent, pressant son halètement farouche tout contre les petites galeries de Rodney, faisant basculer une cloche dans un des clochers, ébranlant le fort, abattant un arbre sur le champ de courses.
Son sac d’or serré dans sa main, Clément se dirigea vers la première auberge qu’il vit au pied de la colline. Elle était tout illuminée et résonnait de chants.
Clément entra, alla droit sur l’aubergiste et demanda : « Avez-vous un lit pour la nuit, où je ne serai pas dérangé jusqu’au matin ?
— Certes, répondit l’aubergiste en brossant sa longue moustache – c’était un Anglais.
— Mais où avez-vous donc laissé votre oreille droite ? » dit Clément en indiquant du doigt le lieu de cette absence. Comme tous les innocents, il était fier dès qu’une chose au monde lui donnait l’occasion de se montrer astucieux.
Et l’aubergiste fut contraint de reconnaître qu’il avait laissé l’oreille fixée à une croix, sur une place de marché dans le Kentucky, pour avoir volé des chevaux.