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14-18, Albert Londres : «Je ne dis que ce que je vois»

Par Pmalgachie @pmalgachie

14-18, Albert Londres : «Je ne dis que ce que je vois»
De la Tcherna à Salonique – Les émotions de la retraite
(De notre envoyé spécial.) Salonique, 14 décembre, arrivée le 15.
Dans l’espoir des journées rayonnantes Ils étaient arrivés à Grasko. C’était pour accrocher les Serbes, c’était pour marcher sur Velès, c’était dans l’espoir de journées rayonnantes. Les troupes qui pénétraient en Macédoine ne venaient pas toutes directement de la Patrie, beaucoup d’elles sortaient du charnier des Dardanelles. Depuis des mois, sous quarante degrés de feu solaire, dans des tranchées taillées en pleins cadavres contre des positions imprenables, elles travaillaient ; il n’en paraissait rien. La jeunesse, le renouveau, le changement de pays, comme on voyage en 1915, avaient fait tout oublier. Ils étaient partis pour prendre Constantinople par Gallipoli, on leur disait, à présent, que c’était par la Thrace qu’il fallait passer ; ils passeraient par la Thrace. Ils étaient arrivés à Grasko. Il y avait là des munitions en quantité, de la nourriture en quantité, la flèche qui s’avançait en Macédoine allait bientôt être lancée. Vive la guerre à la française avec rien devant sur la poitrine ! Le 1er décembre, un communiqué ennemi annonçait que nous nous retirions. Le communiqué était en retard de dix jours ; notre repliement caché avait commencé le 20 novembre. Le 20 novembre, à 5 heures du soir, sur la Tcherna, une de nos compagnies vers Arkangel reçut l’ordre de revenir sur le pont de Vozarci. Ces centaines de mètres abandonnés étaient le premier mouvement de notre recul. Qui l’eût cru ? Est-ce que deux jours plus tard nous ne partions pas en avant sur Ichtip ?
L’évacuation par 17 degrés au-dessous de zéro Le général Sarrail, dans une feinte d’offensive, enveloppait les premiers pas de sa retraite. Nous sommes le 2 décembre. La nuit précédente, il avait fait 17 degrés au-dessous de zéro et un vent à vous taillader les joues. Le sang ne descendait plus dans les pieds, il allait falloir les remuer. Quand allait-on battre la semelle dans le derrière des Bulgares ? L’ordre, clairement cette fois, arriva d’évacuer. Quoi ? Étaient-ils battus les poilus ? Ne savaient-ils plus tenir leur fusil ? Est-ce qu’on les avait sortis des Dardanelles pour venir les faire reculer ici ? Est-ce qu’on se payait leur figure ? L’ordre arriva d’évacuer. Ce n’était ni une défaite, ni un mouvement précipité, ni un acte d’obéissance à la pression ennemie. C’était un recul volontaire, ordonné par le chef, par celui qui sait calculer et qui, dans les batailles, avant la route qui s’ouvre à ses armées, voit surtout le but où elle les conduira, et comme cela ce fut encore plus empoignant. Alors les canons qui une première fois avaient traversé les mers, qui étaient allés d’abord tonner dans la presqu’île infernale, qui avaient ensuite repris le large pour être roulés cent vingt kilomètres le long du Vardar dans des défilés dont les montagnes leur renvoyaient l’écho de leur fureur, les canons, bâillonnés, hissés sur un pauvre petit chemin de fer, lentement, dans une vallée étroite, sous la neige, redescendirent. Et après les canons ce furent les pains, les viandes, les tonneaux ; et après les fourreaux, les croix-rouges, les caissons, les toiles de tentes. Les hommes qui n’avaient pas encore bougé, qui résistaient là, sur cette pointe avancée, aux attaques des Bulgares qui avaient tant frappé pour se tailler cet angle dans la chair ennemie, les hommes regardaient s’en aller les instruments de la victoire. Leur tour arriva de les suivre. Ils déboulonnèrent les rails, incendièrent la gare et partirent devant ces flammes qui ne brûlaient pas seulement de pauvres murs mais leurs espoirs apportés jusqu’ici. Le long de la route, à cet endroit, il y avait une route. Le long de la voie, à pied, les fourgons protégés par une tête de pont, ils commencèrent à retraiter.
Le coup d’œil de Sarrail Casque bleu sur le crâne, capote bleue sur l’échine, ils marchaient dans ce paysage inconnu, la neige blanchissait tout à l’horizon. Ils descendirent sur Demir-Kapou. Le général Sarrail savait ce qu’il voulait. Le chef avait tout réglé d’un coup d’œil, tout allait s’opérer sans que l’on eût besoin de se presser d’un quart d’heure. Mais eux, les soldats, que savaient-ils ? C’est sans doute à Demir-Kapou qu’ils allaient s’arrêter. Demir-Kapou c’est une des portes de fer de la Macédoine ; c’est simple à décrire : le Vardar ; deux immenses montagnes de rochers, un tunnel de trente-huit mètres perçant l’une d’elles et pas un chemin. Quelle audace de l’avoir forcée ! Mais est-ce jamais l’audace qui nous a manqué ? Allait-on l’abandonner ? C’est devant qu’ils s’arrêtèrent. D’ailleurs, il ne faisait presque plus froid, tout allait, tout allait. Les soldats atteignirent les durs rochers, la neige avait gonflé le Vardar qui coulait brutalement. Ils marquèrent le pas quelque temps, ils virent passer le malheureux petit train qui remontait chercher ce qui pouvait rester, on entendait des coups de fusil, c’était la tête de pont qui protégeait. Les Bulgares qui se réjouissaient de nous savoir tant engagés sur la rive droite et qui avaient fait les morts pour nous laisser supposer qu’ils ne l’avaient pas remarqué, nous sentant glisser si joliment entre leurs doigts, nous suivirent avec rage sur Demir-Kapou. Là, derrière nous, était un étranglement. Si le moindre désordre, le moindre faux pas se produisait, si un homme tombait en travers, personne des nôtres ne sortirait. Mais le général Sarrail était calme, il savait ce qu’il avait fait. Et comme s’il s’était agi de rentrer à la caserne, par le tunnel, dans l’obscurité, les casques bleus reprirent leur marche.
L’explosion de la Porte-de-fer Quand ils furent de l’autre côté des rochers et qu’à son tour le petit train fut revenu de son dernier voyage on alluma trois cents kilos de dynamite au pied de la Porte-de-fer ; une explosion retentissante bouscula l’air, elle avait sauté. Ce n’était pas encore là qu’ils devaient s’arrêter, et notre armée arriva dans Gradek. Au-dessus de ce village, sur ces positions, à la Dent du Chat, des coups de fusil sifflaient. L’armée ne leva pas la tête, elle regardait sur la rive droite où d’autres troupes repartaient. Était-ce là qu’ils allaient se rejoindre et déballer leurs toiles de tentes ? Ils étaient venus pour libérer la Serbie, s’ils continuaient en arrière, il n’en resterait plus, ce serait pire que la Belgique. D’ailleurs, disaient les soldats de Gradek à ceux qui débarquaient : « Il y a dans ce village une église roulante, sur les murs extérieurs on y voit le paradis, l’enfer, faut voir ça, les copains ! » Les copains, il faut encore descendre, ne desserrez pas vos toiles de tentes. Du courage, il faudra encore reculer. En route pour Stroumitza !
Le général Bailloud à Stroumitza On arrive à Stroumitza. Le général Bailloud est le long de la voie. En me serrant la main : « À Sofia, me crie-t-il, parfaitement à Sofia. Cette retraite ne prouve rien. » À Stroumitza les soldats reconnaissent l’endroit où voilà cinquante jours ils sautèrent du train pour courir aux Bulgares qui, plus près qu’on ne le supposait, guettaient pour le déchirer le drapeau français. Ils reconnaissent ce cimetière de cent vingt-trois croix blanches. Cent vingt-trois Serbes des trois cent cinquante qui moururent en mars pour faire ce qu’ils ont fait en octobre. Ils reconnaissent le pont, le grand pont du Vardar. C’est pour lui qu’ils étaient accourus de Salonique. Leur premier sang avait été donné pour le protéger, ce n’est tout de même pas eux, maintenant, qui vont le faire sauter. Ils le passent et ils entendent : « Faites flamber ! » La gare s’allume et le pont saute. Il reste vingt-cinq kilomètres pour arriver à Guevgeli, si on les franchit on sortira de Serbie. Une main de fer tire toujours en arrière, il va falloir les franchir. Patience, Serbie, nous étions venus pour te délivrer et voilà qu’on détruit ta dernière ligne, qu’on laisse tes tombes aux pas des Bulgares, on va brûler ta dernière maison-frontière. Patiente ! Quand les Français reculent, tout n’est pas dit. Souviens-toi !
La dernière étape ! Nous arrivons à Guevgeli. Des constructions de bois qui s’élevaient pour les hôpitaux ont disparu. Il n’y avait donc pas que sur le Vardar, à mesure que nous le descendions, qu’il se passait des choses. Il s’en passait bien d’autres. Mais je ne suis pas un historien, je ne sais pas ce qui s’est accompli le long de cette rivière, je ne dis que ce que je vois et voici ce que je vois à Guevgeli : Un bataillon serbe en rang attend nos troupes. Elles passent. Il les regarde quitter sa patrie dont ce soir il ne restera plus rien, plus une borne kilométrique. Il ne bouge pas pendant trois heures. Puis il reçoit l’ordre de se joindre à nous, il se joint et part. Alors on crie : « Flambez la gare ! » Le bataillon serbe ne se retourna pas.
Le Petit Journal, 16 décembre 1915. 14-18, Albert Londres : «Je ne dis que ce que je vois» La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici. Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

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