On ne parlera pas cette semaine de l'Arabie saoudite, même si tout le monde se réjouit de voir que les femmes peuvent désormais y voter à (certaines) élections (mineures). D'innombrables médias ont traité le sujet mais on aurait aimé qu'ils soient aussi diserts sur d'autres événements qui se sont également passés au Royaume des hommes. Par exemple la condamnation à mort d'Ashraf Fayadh, poète palestinien coupable d'apostasie (voir la lettre ouverte adressée à Catherine Beaubatie, députée socialiste vice-présidente du groupe d'amitiés France-Arabie saoudite à l'Assemblée nationale). Ou bien encore, l'incroyable et totalement illégale censure de la chaîne libanaise Al-Manar, " virée " du satellite Arabsat - panarabe en principe mais dans les faits possession saoudienne - pour des propos jugés injurieux à l'encontre du Royaume, tenus il y a des mois de cela par un invité de la chaîne, d'ailleurs réprimandé par l'animateur ! En dépit de la gravité de cette décision, qui confirme la volonté saoudienne de mettre au pas toute voix dissidente dans la région, on ne trouve qu'un quotidien francophone algérien (en dehors du Liban) pour s'intéresser aujourd'hui à la répression de médias dont, il y a peu encore, on nous chantait les mérites sur le mode " Al-Jazeera, mégaphone de la place Tahrir au Caire ". Le " Printemps arabe " est bien vite passé de mode !
Indirectement, la médiocrité toujours plus grande des médias du monde arabe est tout de même le sujet de cette chronique puisque qu'elle est consacrée à un événement considérable, la publication - une première dans l'histoire de la presse locale à ma connaissance - d'un article violemment hostile à la diva libanaise, Feirouz. Dans cette République qui n'est pas loin de boucler sa seconde année sans président, cette attaque en règle contre la gloire nationale du pays, quand bien même elle a été publiée dans Al-Chiraa (الشراع), un hebdomadaire peu estimable, continue à susciter des réactions en chaîne. Les ministres de l'Information et de la Culture ont ainsi fait part de leur réprobation, allant même jusqu'à inciter ouvertement l'intéressée à lancer des poursuites juridiques. Quant aux innombrables fans de " l'ambassadrice du Liban auprès des étoiles " comme on l'appelle souvent, nombre d'entre eux se sont déjà regroupés, pour prendre sa défense et témoigner de leur indéfectible amour, sur une page Facebook.
En soi, l'article n'a guère d'intérêt. Sous un titre provocateur (Ce que vous ne savez pas sur [...] Feirouz, celle qui n'aime pas les gens, qui n'en a que pour l'argent et le wisky et qui complote avec Assad), un journaliste en mal de reconnaissance publique (deux échecs à la présidence du syndicat de la presse) revient sur la carrière de la vedette, accusée d'être avare et d'avoir un goût prononcé pour le Chivas Regal. Plus grave, assurément, sont les erreurs politique de cette chrétienne du Liban. L'auteur de l'article explique ainsi que, non seulement Feirouz prend la poudre d'escampette au lieu de saluer le grand leader (sunnite) du pays, Rafic Hariri, lequel vient de lui offrir 300 000 dollars pour chanter dans le centre ville de Beyrouth remis à neuf, mais, de surcroit, elle développe depuis des années, ainsi que sa famille, des relations coupables avec le régime syrien. À force d'insinuations, on comprend qu'elle est même indirectement coupable du massacre de milliers de " musulmans (palestiniens et libanais) ", lors de la prise du camp de Tell Zaatar (investi en 1976 par les milices Kataeb, soutenues par l'armée syrienne, leur alliée du moment).
Ce misérable article mérite-t-il qu'on lui consacre quelques lignes ? Au-delà du nombre étonnant d'articles qu'il a suscités, j'y vois pour ma part quelque chose qui va au-delà de l'actualité immédiate et qui donne à cette affaire une dimension plus intéressante. Feirouz, qui vient de fêter ses 81 ans, incarne (à tort ou à raison) pour toute la région un véritable âge d'or, celui où l'on chantait, à côté d'autres bonheurs plus quotidiens, la certitude d'un monde arabe sur la voie de l'unité. La colère, l'indignation, l'" horreur " même ressenties par d'innombrables lecteurs à l'occasion de cette attaque, inédite dans sa violence, contre la diva libanaise tiennent précisément à ce lien qu'elle entretient avec le public arabe depuis plus de six décennies. S'en prendre à Fairouz, c'est, indiscutablement, profaner une icône et violenter tout ce qu'elle représente. En publiant cet article venimeux, un journaliste opportuniste a saisi l'occasion de faire parler de lui ; mais il nous dit surtout que, confusément, on perçoit dans la région qu'au temps de la grande catastrophe arabe il est désormais possible de s'en prendre ouvertement à ses mythes fondateurs qu'incarne, dernière de sa génération, l'interprète de Jérusalem, fleur parmi les villes.