Un nouvel épisode du feuilleton de traduction de The Waste Land de T.S. Eliot, par Pierre Vinclair
34. Salut, suicide
A woman drew her long black hair out tight
And fiddled whisper music on those strings
And bats with baby faces in the violet light
380 Whistled, and beat their wings
And crawled head downward down a blackened wall
And upside down in the air were towers
Tolling reminiscent bells, that kept the hours
And voices singing out of empty cisterns and exhausted wells.
34. 1. Comme dans tout le chant V, le poème semble revenir sur lui-même, se résumer pour se reprendre spéculativement. Ainsi, la fille qui se coiffe a déjà été rencontrée en # 23 ; l’heure violette, en # 22 ; les tours en train de s’effondrer en # 33 ; les carillons dès le # 9. Il n’y a bien que les chauves-souris à face de poupons dont on ne sait pas d’où ils viennent.
34. 2. Les chauves-souris, on en fait cas ici, pour les mettre en lien avec le Dracula de Bram Stoker (1897) dont le texte utilise même, comme matière première, une citation (elle disparaît peu à peu, dans les états intermédiaires du manuscrit).
34. 2. 1. La voici : « I saw the whole man slowly emerge from the window and begin to crawl down the castle wall over the dreadful abyss, face down with his cloak spreading out around him like great wings. At first I could not believe my eyes. I thought it was some trick of the moonlight, some weird effect of shadow, but I kept looking, and it could be no delusion. I saw the fingers and toes grasp the corners of the stones, worn clear of the mortar by the stress of years, and by thus using every projection and inequality move downwards with considerable speed, just as a lizard moves along a wall. »
34. 2. 2. Traduction d’Ève et Lucie Paul-Margueritte (1920) : « je vis le comte sortir lentement par la fenêtre et se mettre à ramper, la tête la première, contre le mur du château. Il s’accrochait ainsi au-dessus de cet abîme vertigineux, et son manteau s’étalait de part et d’autre de son corps comme deux grandes ailes. Je ne pouvais en croire mes yeux. Je pensais que c’était un effet du clair de lune, un jeu d’ombres ; mais, en regardant toujours plus attentivement, je compris que je ne me trompais pas. Je voyais parfaitement les doigts et les oreilles qui s’agrippaient aux rebords de chaque pierre dont les années avaient enlevé le mortier, et, utilisant ainsi chaque aspérité, il descendit rapidement, exactement comme un lézard se déplace le long d’un mur. »
34. 3. On s’en souvient, lors de la première rencontre de l’heure violette, on nous présentait les ébats sordides d’une dactylo et d’un petit employé immobilier antipathique ; on y entendait Tirésias, adossé à un mur, décrire le jeune homme s’engouffrant dans l’obscurité. Ne faut-il pas considérer maintenant que les chauves-souris sont des métamorphoses de ce jeune homme lui-même ? Et « baby faces », moins comme une description métaphorique du visage des chauves-souris, que de celui du corps des bébés produits par ces ébats ? On nous invite plutôt ici, à mettre les chauve-souris en lien avec la séance de tarot (en # 8) ou avec le jardin d’Hyacinthe (# 7). Dans les deux cas, il est vrai que l’on retrouve le thème des yeux aveugles.
34. 4. Quoi qu’il en soit, il faut se demander quelle est la fonction qu’elles jouent dans ce fragment-ci, ces chauves-souris à face de bébé, sifflant dans l’heure violette, rampant la tête en bas le long du mur.
34. 4. 1. En l’occurrence, ces quatre propriétés (face de bébé / sifflant / tête en bas / mur noir) sont en quelques sortes des médiations qui accomplissent la métamorphose de la femme dans les tours : le sifflement reprend le violon de la jeune fille, et le visage de bébé renvoie aux ébats ; leur tête en bas introduit explicitement les tours, qui sont cul par-dessus tête. Reste le mur noir.
34. 4. 2. Que ce mur noir soit bien celui de Tirésias, on ne peut bien sûr pas le prouver. Mais il est tout de même un élément qui nous invite à considérer que ce fragment est bien à lire en vis-à-vis des fragments # 22 et # 23 : c’est qu’en plus de cette heure violette et de ses personnages, ce qui n’est déjà pas mal, il partage (à l’exception de tous les autres dans The Waste Land) la métrique (même si elle est ici un peu désaccordée) et (surtout) les rimes.
34. 4. 3. Dans ce cadre, cet extrait présenterait une métamorphose, au sens d’Ovide et Dracula, mais en plus rapide : la musique que la femme tire de ses cheveux est faite des voix de chauves-souris qui se transforment en tours, dont les carillons sonnant comptent les temps – cycle des métaphores ou des métamorphoses, des réincarnations, derrière la surface mouvante de la musique.
34. 4. 4. À la fin, il n’y a même plus de matière, les voix s’élèvent, musique pure, de puits taris et de citernes vides. Élévation qui reprend le mouvement de l’élégie (voir 30. 5). La métamorphose porte son propre chant, la mort de l’empire est une agonie, l’apocalypse est en même temps son propre requiem.
34. 5. Il y a peut-être là une nouvelle pièce à verser au dossier concernant la pragmatique du poème.
34. 5. 1. En 31. 5., j’ai proposé de définir la poésie moderne comme une prière sans Dieu semant dans son récepteur les graines d’une langue en souffrance pour y faire pousser de la joie. En 32. 5., j’ai ajouté que dans le poème, c’est de sa propre puissance herméneutique que le lecteur faisait l’expérience, de sa propre faculté noétique qu’il jouissait en lisant ; que cette joie naissait donc de la figuration de sa puissance (de l’effort pur de sa pensée) comme musique.
34. 5. 2. Tout cela, sans doute, est bien laborieux ; je prie mon lecteur magnanime (mais s’il existe encore, à ce stade, il peut tout me passer) de m’excuser de lui exposer les brouillons de ma pensée en carton. Mais quand même : si l’on met bout à bout les résultats difficiles, obtenus au forceps, de l’étude de ce cinquième chant, on peut avancer encore un petit peu. Je propose donc la formulation suivante : The Waste Land ne se contente pas de raconter l’agonie de la culture (langue et civilisation), ni même de la chanter. Il figure l’agonie, la chante, mais aussi reprend les éléments de son propre chant, à toute vitesse, et les accélère, leur donne une vitesse presque infinie ; ce faisant, il en vient à éradiquer toute idée de matière. Il vide ainsi ses propres mots, devenus citernes vides et puits taris.
34. 5. 3. Pour le dire plus simplement : le poème vient à la fin des temps, il raconte l’agonie de la culture et la transforme en chant. Au cinquième chant, il se reprend, et tourne sur lui-même, de plus en plus vite, en s’approchant d’une vitesse infinie. Cette agonie, il l’achève : en vidant la langue elle-même, en épuisant ses propres mots.
34. 5. 3. 1. On peut sans doute voir de deux façons cette disparition du poème : de façon optimiste, il s’agit de faire tourner sur elles-mêmes les médiations de la langue (les mots, outils imparfaits), écrire pour ôter les noms et atteindre par cette autosuppression un accès l’absolu du sens – c’est un salut.
34. 5. 3. 2. Dans l’autre hypothèse, la suppression du poème dans le poème ne donne pas accès à l’absolu – c’est un suicide.
Une femme lissant les cordes de ses longs cheveux noirs,
Sur lesquelles elle chuchote quelque mélodie
Et, dans l’heure violette, des chauves-souris
À face de bébé, sifflaient, battaient des ailes,
Et rampaient tête en bas, descendant un mur noir
Et cul par-dessus tête dans le ciel, des tours
Sonnaient, des carillons du souvenir, marquant les heures
Et les chants s’élevant des puits taris et des citernes vides.