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Le général José de San Martín (1778-1850), après avoir libéré du joug espagnol la moitié du sous-continent, s'était exilé. Il ne voulait pas participer à la guerre civile qui ravageait la plupart des pays qu'il avait conduits à l'indépendance. Dans son exil, à Londres, à Bruxelles puis à Paris, celui qu'on appelle maintenant El Padre de la Patria n'a jamais cessé d'œuvrer pour qu'advienne un jour la réconciliation générale qu'il appelait de ses vœux. Toute sa vie, il a rêvé d'une Argentine unie, où tous coopéreraient de bonne grâce aux progrès du pays, d'un pays qu'il voulait glorieux, comme lui-même l'avait obtenu lorsqu'il gouvernait la Province de Cuyo, il y a exactement deux cents ans, de 1814 à 1816, où il avait pu constituer, grâce à l'effort général, cette puissante Armée des Andes qui avait été le cœur des expéditions libératrices du continent.
Hier, Mauricio Macri a créé l'événement en réunissant pour la première fois, semble-t-il, dans l'histoire nationale l'ensemble des vingt-quatre gouverneurs autour de lui pour une prise de contact et un déjeuner de travail dans la résidence de campagne de la Présidence argentine, à Olivos, à l'ouest de Buenos Aires. Encore une fois, il s'inspire ici visiblement du Pape François et de ses premiers gestes dans l'Etat-Cité du Vatican, dont il est en train de révolutionner les pratiques malgré une opposition farouche de quelques vieux fossiles de la Curie.
Alicia Kircner hier avec Mauricio Macri (photo Présidence argentine)
Le sourire est peut-être un peu forcé ou l'image choisie pour donner cette impression
La majorité de ces gouverneurs vient d'être élue sous la bannière Frente para la Victoria, le parti de Cristina Kirchner. Et parmi ces gouverneurs venus des quatre coins du pays pour répondre à cette surprenante invitation, se tenait Alicia Kirchner, la gouverneure de Santa Cruz, la propre sœur de Néstor Kirchner et donc la belle-sœur (et ex-ministre) de la présidente sortante, revenue, sans amertume perceptible, dans ce qui fut, pendant huit ans et jusqu'à mercredi dernier, la demeure de fonction de la famille de son frère... Sur les photos, on la voit souriante ! (1)
Copie d'écran de Clarín
En jaune, les gouverneurs PRO/Cambiemos (macristes), en bleu les FvP (kirchneristes)
en rouge les socialistes et en noir les élus divers.
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Pour la première fois, après avoir fait applaudir ses adversaires des deux tours pendant son discours d'investiture jeudi à midi, après les avoir reçus un à un à la Casa Rosada, vendredi, pour recueillir leurs avis et leurs analyses, après avoir accepté, il y a une dizaine de jours, de conserver un ministre du gouvernement précédent dont la compétence est universellement reconnue, voilà que ce tout nouveau chef de l'Etat s'efforce de mettre en place une coopération systématique entre le niveau fédéral et les provinces, indépendamment de leurs couleurs politiques, comme il convient dans une démocratie apaisée aux institutions qui résistent aux variabilités partisanes de la politique contingente. Ce déjeuner et la courtoisie qui y régnait est donc un événement considérable et en politique, les symboles sont souvent des actes en soi lorsqu'ils envoient un signal qui est reçu dans le pays (comme cela semble être le cas ici). Ce déjeuner nous fait basculer définitivement de la période des déclarations (jusqu'au 10 au soir) dans la conduite effective du pays. En France, en Belgique, en Suisse, en Europe en général, on a peine à imaginer ce qu'une telle rencontre a d'inédit dans un pays comme l'Argentine. Jusqu'à ces derniers jours, la coopération entre les deux niveaux, provincial et fédéral, n'existait effectivement qu'entre un (ou une) président(e) et les gouverneurs d'un même parti. Dans tous les autres cas, président et gouverneurs s'ignoraient quand ils ne s'insultaient pas ou n'entravaient pas l'action l'un de l'autre (comme c'était le cas entre la Casa Rosada et la Ville Autonome de Buenos Aires). L'esprit partisan l'emportait sur la vie institutionnelle sans que personne ne s'en émeuve plus que cela. Cette situation, contraire à la démocratie, ne fait rien d'autre que de maintenir les gouvernants dans les pratiques personnalistes de l'Ancien Régime, où les décisions ressortaient du bon plaisir du prince. En agissant ainsi, tous ces politiques offraient le spectacle désolant d'une démocratie certes jeune mais surtout profondément immature. Face à l'innovation à laquelle Macri a osé se livrer hier, on ne peut plus honnêtement dire de cette rencontre qu'elle n'est que de la poudre aux yeux pour endormir ou séduire l'opinion publique. En réunissant autour de lui tous les gouverneurs, majoritairement de l'opposition, pour parler avec eux et définir les domaines d'intervention des uns et des autres, le Président pose un acte politique. Il me semble qu'il faut s'en réjouir (2). Peut-être a-t-il d'ailleurs fait l'expérience de la tolérance dans sa famille (son beau-frère est un militant kirchneriste).
Il est à craindre toutefois que Mauricio Macri ait bien du mal à faire entrer cette nouvelle manière de gouverner dans les mœurs. Il suffit de jeter un regard sur Página/12 qui préfère traiter discrètement, en pages intérieures, cette grande première institutionnelle et semble vouloir entrer dans une opposition chicanière. Ses journalistes politiques adoptent déjà le ton acrimonieux qui était jusqu'à présent celui qu'ils critiquaient de façon si acerbe et si juste chez Clarín et La Nación (3). On est loin, dans ces colonnes, de la démarche d'opposition constructive que, pour le compte du Sénat et de la Chambre des députés, les caciques du FpV avaient annoncée au lendemain de l'élection. C'est qu'en Argentine, il y a une gauche aux diverses obédiences, socialiste, marxiste, anarchiste et péroniste, qui ne conçoit la politique que dans un rapport de force, comme un antagonisme permanent, où les notions de coopération sont synonymes de trahison des idéaux ou de trahison de classe. A mille lieues des concepts politiques sanmartiniens, faits de compromis et de tolérance bienveillante des uns vis-à-vis des autres pour travailler tous ensemble à l'intérêt général.
Ce que j'ai pu survoler ce matin sur le site à nouveau accessible de Página/12 me fait penser que le journal n'a pas encore réussi à dépasser ses préjugés comme il a fini (assez vite) par le faire au sujet du Pape François. Pour le moment, il adopte une mauvaise foi, un aveuglement sélectif qui n'honore pas l'esprit démocratique dont la rédaction se dit investie. Pour sa défense, il est vrai que le quotidien sort à peine d'une très longue attaque informatique, que son site Internet a été bloqué pendant quatre jours d'affilée et que de ce fait, c'est la voix d'une certaine opposition au Gouvernement qui se mettait en place qui a été réduite au silence en ligne (car le journal a continué à sortir en kiosque). Ce n'est pas un petit incident de rien du tout que ces quatre jours de disparition du Web, qui ne constituent que le comble de la série d'interruptions qui avait précédé pendant une bonne semaine. En Argentine, on parle d'une manœuvre délibérée commanditée par une société de téléphonie internationale dont les intérêts commerciaux seraient diamétralement opposés à la ligne éditoriale, anticapitaliste, du quotidien. Soit. Cette attaque pourrait donc expliquer le peu d'esprit de conciliation dont la rédaction fait preuve en ce moment. Attendons quelques semaines ou quelques mois. Après tout, en mars 2013, lorsque l'archevêque de Buenos Aires a été élu Pape, si le journal a progressivement changé de tonalité à son égard, force est de constater qu'il n'avait rien subi d'aussi grave pour la liberté de la presse. Une enquête judiciaire devrait pouvoir faire la lumière sur ce qu'il s'est passé, si Mauricio Macri parvient à mettre en place les réformes qu'il a annoncées.
La photo de groupe du Gouvernement Macri (photo Ricardo Pristupluk, pour La Nación)
Cette réunion de tous les gouverneurs est donc la seconde grande innovation politique de Mauricio Macri. Il avait déjà fait bouger les choses dès le 1er décembre en posant dans le Jardin Botanique de Palermo (4) avec tout son gouvernement, à l'exception notable de Luis Boñano, le ministre des Sciences et de la Technologie, qui était en activité (c'est le seul ministre de Cristina qui reste en place) (5) et qui par conséquent se trouvait pour raison officielle en Uruguay. C'est la première fois pour ma part que je vois un président argentin poser avec l'ensemble de ses ministres pour une photo de famille, laquelle est beaucoup plus rituelle en Europe. Il voulait par là signifier qu'il entendait instaurer un travail d'équipe au sein du Gouvernement fédéral, ce qui est en soi une nouveauté. La tradition politique organise le gouvernement en étoile autour du président, chaque ministre travaillant en relation unique, et presque exclusive, avec le chef d'Etat. Cristina Kirchner avait déjà innové sur ce plan, mais plus timidement : sous son mandat on avait vu émerger des programmes et autres chantiers qui impliquaient une coopération entre deux ou trois ministères. Cela paraissait déjà un grand progrès. Je n'ai pas encore entendu parler d'instaurer un Conseil des Ministres, comme il en existe pratiquement partout en Europe mais non pas aux Etats-Unis. Peut-être verrons-nous cela un peu plus tard au cours du mandat.
Comme Mauricio Macri en parle, on peut donc s'attendre dans les semaines ou les mois qui viennent à voir s'ouvrir des procédures pour faits de corruption ou de malversation à l'encontre de l'ex-présidente et peut-être de certains membres de son entourage.. Il a promis à la sociale-démocrate Margarita Stolbitzer lorsqu'il a reçu un à un tous les candidats à l'élection présidentielle. Elle ne cesse depuis huit ans de dénoncer les agissements coupables de la présidente et de sa famille. Pour l'heure, l'ex-vice-président n'a plus le droit de sortir du territoire pour rester à la disposition de la justice dans une affaire d'abus de pouvoir et la fondation Madres de Plaza de Mayo vient d'être condamnée à des lourdes indemnités pour ne pas avoir respecté un contrat commercial en matière de construction immobilière (achat de matériel pour l'un des projets de construction de logements sociaux dans lesquels l'association s'est engagée).
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Changement aussi pour Daniel Scioli mais dans un sens plus agréable : il s'est vu proposer un rôle à jouer auprès du Président. Le candidat malheureux du second tour devrait pouvoir l'accompagner à l'extérieur du pays dans les voyages commerciaux qu'il fera pour aller à la rencontre des éventuels investisseurs étrangers. Mauricio Macri estime, et sans doute a-t-il raison, que le travail en commun de l'élu et de son adversaire électoral est de nature à inspirer confiance, cette confiance qui manquait si douloureusement et qui a fait échouer beaucoup de tentatives du gouvernement sortant pour relancer l'investissement international en Argentine. Déjà l'étreinte que les deux hommes avaient échangée à l'issu du débat télévisé de second tour avait surpris (attention : en Argentine, l'étreinte est le mode normal d'une salutation ordinaire), on ne s'attendait pas à ce type de relation et de respect mutuel. Visiblement, une certaine entente humaine est dans l'air.
Au Partido Justicialista, du côté de l'opposition péroniste par conséquent, on en appelle de plus en plus ouvertement à une refondation avec un droit d'inventaire, selon l'expression inventée par Lionel Jospin, sur le bilan que laisse Cristina. Certains élus FpV se détournent déjà publiquement de Cristina Kirchner, comme le nouveau maire de la ville de Ezeiza, où est implanté l'aéroport international de Buenos Aires. Pour le moment, il est difficile de discerner ce qui relève chez eux d'un opportunisme passablement lâche, d'un éventuel machisme libre de s'exprimer (enfin) sous prétexte d'évolution politique (6) ou d'un mouvement de fond plus noble et plus large, qui fait penser à un grand appel d'air vers une modernisation radicale de l'Etat, vers cette aspiration à un grand changement que l'attitude déplorable de Cristina Kirchner, de lundi à jeudi dernier, pourrait avoir définitivement légitimé chez plusieurs péronistes, pas plus passéistes ni idiots que n'importe qui d'autre dans le pays (7).
Pour aller plus loin : lire l'article de une de La Nación de ce matin lire l'article d'analyse du déjeuner des gouverneurs dans La Nación lire l'article de une de Clarín lire l'entrefilet de Clarín sur la réponse de Macri à la question volontairement impertinente du journaliste d'opposition sur le scandale des écoutes auquel il a été mêlé lire l'article de une de La Prensa lire l'article de Página/12 sur le déjeuner des gouverneurs.
(1) Cela ne vaut évidemment pas dire qu'elle n'a pas d'arrière-pensée, politique ou autres. Car elle est poursuivie, par la justice d'une province, pas la sienne, pour détournement de fonds de son ministère nationale des affaires sociales au profit de la campagne électorale d'un gouverneur FpV. Elle a peut-être jugé qu'elle n'avait pas intérêt à se singulariser. Mais ce ne sont là que des conjectures. Elle était là et elle a participé comme les autres. Elle a fait droit aux pratiques institutionnelles et il est probable qu'elle s'est fait rudement violence pour cela. Et c'est ça, la démocratie ! Comment un journal comme Página/12 peut-il oser ne pas le remarquer ? (2) Mauricio Macri a tenu sa première conférence de presse avant-hier. Interrogé par un journaliste d'opposition sur le procès des écoutes illégales dans lequel il vient de bénéficier d'un non lieu et qui lui reprochait de se présenter comme un champion de la lutte contre la corruption alors que lui-même était soupçonné dans cette affaire (ce qu'en doit il ne l'était plus), le nouveau président a répondu que cette affaire était une invention des kirchneristes. C'est une explication qui vaut ce qu'elle vaut, c'est-à-dire pas grand-chose, mais qui est néanmoins fort intéressante. La même explication vaut pour les accusations émises contre le cardinal Bergoglio au sujet des deux jésuites pendant la Dictature, jésuites qu'il n'a jamais ni trahis ni abandonnés à leur triste sort, et là aussi, l'accusation, non fondée, a été montée par la mouvance péroniste qui se meut autour du couple Kirchner. Et force est de constater que l'utilisation des rumeurs pour discréditer un adversaire est une arme déloyale mais néanmoins très fréquente en politique, qu'elle a été très utilisée en Argentine, notamment par les péronistes historiques et par la Dictature militaire, et qu'elle avait même eu pour toute première cible historique le propre général José de San Martín de la part de quelques personnages peu reluisants, comme Bernardino Rivadavia ou Carlos María de Alvear, qui n'ont pas cessé de lui attribuer les pires malversations, lui qui n'avait jamais tiré profit de la moindre de ses positions ni de ses victoires. Peut-être est-ce en effet une manœuvre de Cristina pour fragiliser son adversaire. Il n'y a pas de raison qu'elle en soit moins capable qu'un autre dirigeant politique. (3) Dire par exemple que le discours tenu par Mauricio Macri devant la représentation nationale pour son investiture était un discours électoraliste et qu'il est toujours en campagne, cela sent l'aigreur du mauvais perdant. Lui reprocher d'avoir parlé d'honnêteté plutôt que de patriotisme, se moquer du fait qu'il lisait son discours sans jamais s'en éloigner, où est le problème ? Comme Página/12 s'est longtemps accroché et n'a toujours pas officiellement abandonné les accusations infâmes lancées contre le cardinal Bergoglio, la rédaction ne lâche rien non plus des accusations portées contre Mauricio Macri en parlant de sa part d'une politique du Je-ne-me-rappelle-pas, à propos des ses promesses de corruption zéro. Pour Página/12, Macri reste le plus corrompu de tous et son voyage au Brésil pour rencontrer Dilma Roussef, juste avant sa prestation de serment, n'avait pas d'autre but que de relancer les affaires familiales. Si c'est vrai, c'est très grave. Mais encore faudrait-il le prouver.N'est pas Mediapart qui veut. Bien sûr, l'Argentine n'est pas à l'abri de malversations différentes de celles que la rumeur attribue à Cristina Fernández, mais ce qui est valable pour elle devrait l'être aussi pour lui. Et la manière dont Página/12 ressasse ses accusations passées sans s'arrêter à analyser les changements qui se dessinent et qu'il traite comme des péripéties purement anecdotiques, comme il faisait mine de ne pas voir les changements au Vatican en mars, avril et mai 2013, n'est pas de très bon augure pour la crédibilité à venir de ce journal, que j'ai connu plus audacieux. (4) Jardin dessiné par un Français, soit dit en passant : Carlos Thays qui à la fin du XIXe siècle donna à Buenos Aires ses parcs et espaces verts majeurs. (5) Et c'est déjà en soi une véritable révolution. On n'a sans doute jamais vu en Amérique latine un ministre survivre en fonction à une alternance aussi radicale que celle qui vient d'avoir lieu en Argentine. (6) Il est probable que beaucoup d'hommes politiques n'ont pas bien vécu dans le mouvement justicialiste d'être menés par une femme et une femme qui tout à la fois montrait sa poigne et revendiquait sa féminité, avec ses tenues vestimentaires, ses accessoires et son maquillage digne des annés 70. Plus proche d'Hillary Clinton que d'Angela Merkel. (7) Après les quelques très mauvaises expériences que j'ai pu faire en rencontrant quelques uns des commis d'Etat kirchneristes, je dois dire que le récit que j'ai pu en faire à des amis, qui votent pour le FpV, a souvent déclenché leur étonnement scandalisé. Des militants très engagés et très sincères n'ont pas cherché à justifier ces attitudes qui manquaient de logique, de cohérence et tout simplement d'intelligence de la part de responsables en poste.