(Note de lecture) Laurent Fourcaut, "« Alcools » d’Apollinaire : je est plein d'autres, remembrement et polyphonie", par Bruno Fern

Par Florence Trocmé


En ces temps où, selon certains discours, l’identité de chacun devrait se réduire à une appartenance religieuse ou nationale, il est salutaire de revenir aux écrits d’un « poète français d’ascendance polono-italienne né à Rome […], ami de l’Espagnol Picasso et de l’Italien Marinetti, du Danois Madsen et du Polonais Marcoussis, du Suisse Cendrars et des Russes Férat ou Larionov » (1) C’est ce que propose ici Laurent Fourcaut (2), offrant une approche aussi pédagogique que vivante d’un livre qui joue trop souvent le rôle de l’arbre cachant la forêt aux essences variées de l’œuvre d’Apollinaire : poésie, contes, romans (dont certains à ne pas mettre entre toutes les mains), pièces de théâtre, etc.
 
D’Eau-de-vie (titre primitif) à Alcools (titre choisi par l’auteur au moment des épreuves) s’est perdue la connotation vitale mais l’ivresse, autrement dit la soif d’exister par tous les bouts pour mieux lutter contre la mélancolie, s’en est trouvée multipliée, en écho à la profusion du monde « qu’il s’agit précisément d’amalgamer, d’assimiler au corps du poème, un corps proliférant, débridé, baroque, où s’entrechoquent et se combinent, savamment mais suavement, les références, les lexiques, les registres ». Rassemblant des textes écrits sur une quinzaine d’années (1898-1913), ce livre mêle l’espace-temps biographique et celui qui renvoie à une culture éclectique (mythes, religions, littérature, science, Histoire, arts plastiques, etc.), héritage qu’Apollinaire respecte autant qu’il le détourne, y compris par l’humour : « Et moi j’ai le cœur aussi gros / Qu’un cul de dame damascène »
 
Dans un premier temps, Laurent Fourcaut mène une lecture dont l’axe central est la quête par Apollinaire d’une identité à travers l’écriture où se rejoueraient des scènes du fameux triangle oedipien. Une telle démarche, rigoureuse et étayée par de nombreux exemples, est convaincante dans le cas d’un auteur à qui, dès l’enfance, auront manqué père, patrie, nom et langue dite maternelle – d’où ses identifications avec tous ceux qui sont sans attaches, voyageurs, émigrants et autres saltimbanques. Car cette entreprise n’a pas abouti à une clôture sur soi mais, au contraire, à la genèse d’un je où c’est la reconnaissance de l’altérité (3) qui permet finalement d’accéder à une renaissance polyphonique : « Écoutez-moi je suis le gosier de Paris / Et je boirai encore s'il me plaît l'univers » (4)
 
Dans une deuxième partie, Laurent Fourcaut examine dans les détails le travail formel du poète, en particulier ses multiples innovations : recours aux mètres les plus variés (même si l’alexandrin domine) ainsi qu’au vers dit libre, importance accordée à l’oralité, lexique empruntant à tous les domaines et niveaux, jeux sémantiques, collages inspirés par les peintres cubistes, etc. Le tout contribue à créer un univers hétérogène dont l’une des thématiques majeures est la métropole, conçue comme l’un des lieux privilégiés où s’entremêlent l’ancien et le moderne, la solitude et la foule, le « haut » et le « bas » – donc à l’image de ce qu’Apollinaire tente d’atteindre. Cette étude minutieuse se conclut sur la réception d’Alcools, habituellement limitée à ses célèbres poèmes élégiaques, tandis que nombreux sont ceux s’inscrivant dans une recherche qui, à l’époque, faisait partie d’une avant-garde artistique dont certains enjeux restent évidemment d’actualité. 
 
Bruno Fern 
 
 
« Alcools » d’Apollinaire : je est plein d'autres, remembrement et polyphonie, de Laurent Fourcaut, éditions Calliopées, 15,60 €, 140 pages, novembre 2015 
 
 
1.Michel Décaudin, « Alcools » de Guillaume Apollinaire, Gallimard, 1993. 
2.Professeur émérite de l’université Paris-Sorbonne, il est spécialiste de Jean Giono et a également travaillé sur l’œuvre de Simenon ainsi que sur de nombreux poètes français contemporains. Par ailleurs, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de poésie (dernier paru : Par-dessus tête, un ensemble de sonnets dans l’Anthologie Triages aux éditions Tarabuste, 2015) et le rédacteur en chef de la revue internationale de poésie de la Sorbonne,  
3.Dont l’alternance, parfois dans le même poème, du je et du tu est l’un des signes. 
4.Vendémiaire, dernier poème de l’ensemble. C’est là l’état d’un moi « plein d’autres », que l’on peut probablement rapprocher de ce qu’Alexander Dickow a désigné il y a peu par l’expression de « poète innombrable » à propos d’Apollinaire mais aussi de Cendrars et Max Jacob.