C’est un touchant témoignage de sa vie que nous livre Luis Sepúlveda dans son premier roman Le vieux qui lisait des romans d’amour. Prix France Culture du roman étranger en 1992 ainsi que prix Relais H du roman d’évasion, ce récit poignant nous fait voyager dans la profondeur de la forêt amazonienne. L’auteur nous invite aux confins du monde colonisé et de la nature à son état le plus originel. Ainsi, à travers cette fiction inspirée de faits réels, ce dernier nous transmet son expérience chez les Indiens Shuars suite à sa participation à une recherche de l’UNESCO sur « l’impact de la colonisation sur les populations amazoniennes ».
Et voilà qu’arrive Antonio José Bolivar ; le vieil homme est toujours là pour l’arrivée des bateaux au port. Mais cette-fois ci, les bateaux n’amènent pas de bonnes nouvelles. Grâce à un début in medias res, le livre nous projette alors dans cette petite île d’El Idilio le jour où les habitants découvrent, dans une pirogue, le cadavre d’un jeune homme blond. Le maire, personnage puant surnommé « la limace », s’empresse d’accuser les Indiens Shuars qu’il traite même de « sauvages » tandis que tout semble indiquer que c’est l’oeuvre d’un animal. Motivé par cet élément déclencheur, le récit opère un retour en arrière qui met en lumière la vie d’Antonio José Bolivar ; ce fils adoptif des Indiens Shuars et à la fois réfugié d’El Idilio.
Cependant, l’histoire bascule une deuxième fois puisqu’une nouvelle victime est retrouvée. Le maire décide donc de partir en expédition avec ses hommes dans les abîmes de la forêt amazonienne aux côtés d’Antonio José Bolivar afin de chasser le félin aux griffes acérées. Mais, la peur au ventre, les hommes de la ville préfèrent rebrousser chemin et laisser Antonio José Bolivar mener la recherche seul. Le vieux continue la traque et quand il trouve enfin la bête, le duel s’entame frénétiquement. La suite s’offrira à ceux qui, curieux, entameront ce livre sans jamais s’arrêter.
Un vieux qui lisait des romans d’amour est, en effet, un livre qu’on lit d’un trait. Un de ces livres qui vous emportent dans des contrées lointaines par le biais d’une langue imagée. L’auteur emploie un vocabulaire riche mais concis, toujours saisissant, presque fulgurant. Cependant, l’esthétique très recherchée de la langue n’est qu’un aspect du roman. Au delà de la beauté de la langue, Luis Sepúlveda nous livre une profonde réflexion sur la réalité de son époque ; un monde divisé par les préjugés. Une réalité qui semble encore persister de nos jours (la situation en Australie par exemple ; le pays est le théâtre d'affrontements entre les Aborigènes et le reste de la population).
Le fil de l’intrigue, mené en quelque sorte à la manière d’une enquête policière, nous retient dans une tension permanente. Au fur et à mesure des pages, le décor se construit et ce paysage inconnu finit par devenir familier. Ce roman, inspiré d’une expérience réelle peut finalement être comparé aux récits de voyage apparus dès le XIIIème siècle. Luis Sepúlveda en fait une réécriture moderne en nous invitant à voyager à ses côtés au coeur de l’Amazonie déchirée entre deux mondes : celui des colons et celui des colonisés. En prêtant sa voix à son personnage principal, Luis Sepúlveda prend du recul par rapport à la dimension autobiographique de son oeuvre.
C’est là que réside toute l’ingéniosité de son écriture puisque ce recul lui permet de développer une réflexion d’ordre sociologique et historique tout au long du récit, ce qui fait d’ailleurs penser aux ouvrages de Claude Lévi-Strauss (même si bien évidemment nous ne sommes pas dans le même registre). Il y a, incontestablement, une portée métaphysique à travers l’intrigue car il s’agit également de l’affrontement entre la vie et la mort. Dans ce récit de voyage à l’allure moderne, où le schéma s’inverse afin qu’Antonio José Bolivar nous livre la vision de ceux qui subissent la colonisation, chaque image est un symbole. Ainsi, les grands moments de la vie d’Antonio José Bolivar sont métaphorisés par des rites de passage propres aux cultures amazoniennes. L’épreuve du venin du serpent rejoint le « venin de la vieillesse » de la même manière que le duel avec le félin représente un combat avec la mort. Si l’on observe avec attention la construction du récit, la chasse est l’élément qui se trouve toujours en filigrane tout au long du récit. Cette chasse devient l’incarnation du devenir de l’homme ; tantôt chassé, tantôt chasseur.
Le groupe hétéroclite que forme le maire, ses hommes et Antonio José Bolivar apparaît comme la pure et simple métaphore de ces deux mondes qui s’affrontent. Le personnage du maire est l’incarnation même du colon tyrannique et égocentrique, d’une cupidité redoutable. Le grotesque du personnage et la critique du gouvernement ont une résonance d’autant plus frappante lorsque l’on sait que Luis Sepúlveda fut emprisonné et exilé en raison de ses convictions politiques.
Au delà de tout cela, l’auteur nous offre une forme de mise en abyme de la littérature. Antonio José Bolivar, ce vieux qui lit des romans d’amour, incarne le lecteur en quête d’évasion. Grâce à ses lectures, le vieux s’échappe quelques instants de sa cabane humide, pleine de moustiques, pour prendre place dans une gondole à Venise. Luis Sepúlveda nous fait alors doublement voyager et met en avant le pouvoir figuratif des mots. Cependant, la quête principale d’Antonio José Bolivar n’est pas en premier lieu le voyage mais l’expression de la souffrance amoureuse. On regrette alors que l’accent ne soit pas mis sur l’opposition entre les souffrances liées à l’amour - souffrances émotionnelles - et les souffrances du corps. En effet, cette dualité entre douleur psychique et douleur physique paraît peu exploitée alors qu’elle est tout à fait légitime et même attendue. Le rapport au corps lacéré, matérialisé par un vocabulaire frappant parfois même écoeurant, fait de ses blessures la représentation de la barbarie des hommes. Mais de ce fait, on cherche l’affrontement entre sentiments et raison puisque, petit à petit, l’image du corps meurtri se vidant de son sang se banalise sous le regard d’Antonio José Bolivar et perd alors son aspect “tabou” déroutant.
En lisant Le vieux qui lisait des romans d’amour, on s'embarque dans une rêverie à bord de la pirogue d’Antonio José Bolivar. Le vieux nous guide et nous livre les secrets les plus profonds de la forêt amazonienne. S’il y a bien une chose que l’on doit retenir c’est que la force de Luis Sepúlveda réside dans sa grande maîtrise du vocabulaire. En feuilletant les premières pages, on sentirait presque la pluie ruisseler sur notre visage, la chaleur écrasante nous étouffer la poitrine et la férocité des morsures d’insectes nous déchirer la peau. On apprécie le témoignage fort que nous livre cet auteur activiste à travers son attachant personnage ; Antonio José Bolivar. Ce roman est une lutte perpétuelle, une chasse dans la brume épaisse ; et cette tension nous tient le souffle coupé. Pour le lecteur qui ne connaît pas les paysages amazoniens, c’est tout un imaginaire qui se déploie autour de ces terres inconnues. J’identifie, personnellement, ces paysages à une série de peintures d’Henri Rousseau sur le thème de la jungle, notamment La jungle équatoriale (1) et Le Rêve (2).
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Cela fait partie des livres qui ne peuvent pas laisser indifférent car en plus de poser de nombreuses questions sur des sujets de nature presque anthropologique c’est aussi une ode à l’écriture esthétisée, l’écriture qui chante quand elle parle. En fin compte, on se tient « debout, un livre ouvert sur la table, en train de lire lentement Le vieux qui lisait des romans d’amour, à l’abri de l’infatigable barbarie humaine ».