Dès que le corps de Pier Paolo Pasolini a été identifié, au matin du 2 novembre 1975, les hypothèses sur les circonstances de son meurtre se sont multipliées. Voilà quarante ans qu’elles s’affrontent et se contredisent. Mais il semble à présent établi que celle qui avait été lancée par Oriana Fallaci, qui n’était pas une grande amie politique de l’écrivain cinéaste, soit la bonne. La journaliste avait, en effet, immédiatement, avec l’aide de Mauro Volterra, procédé à une enquête qui lui avait permis d’obtenir les confidences d’un témoin direct, qui avait exigé l’anonymat et qui affirmait la présence de plusieurs complices, de deux autres voitures (une Alfa Romeo jumelle de celle de la victime et une Fiat) et d’une moto. Il donnait le nom de ces autres suspects, qui, quarante ans plus tard, réapparaissent. Sa version, Oriana Fallaci l’avait publiée dans l’hebdomadaire Europeo par une série d’articles, les 14 et 21 novembre 1975 (repris dans Pasolini, un uomo scomodo, Rizzoli, 2015). Sommée de donner ses sources (téléphoniques), Oriana Fallaci refusa d’obtempérer et se vit condamnée à quatre mois de prison avec sursis. Cette grande reporter, connue pour des positions assez réactionnaires (notamment sur la question arabe), avait des liens cependant cordiaux, malgré leurs dissensions, avec Pasolini qu’elle avait notamment interviewé à New York en 1966 et à qui elle avait demandé de préfacer les poèmes de son ami grec Alexandros Panagoulis, incarcéré. Elle ne manquait ni de courage ni de lucidité ni de probité.
On sait que le juge Alfredo Carlo Moro (frère d’Aldo Moro qui sera lui-même assassiné deux ans plus tard, lors de son enlèvement par des terroristes) estima le 26 avril 1976, au terme du procès de première instance, les preuves de complicité insuffisantes, pour poursuivre l’investigation et condamna l’unique suspect, le très jeune Giuseppe Pelosi dit « Pino la rana », « Pino la grenouille », qui s’était hâté d’avouer son crime, à neuf années sept mois et dix jours, « pour homicide volontaire avec le concours d’inconnus et attentat à la pudeur ». Six mois plus tard, la Cour d’appel confirme la condamnation, mais fait disparaître toute allusion à un éventuelle complicité et à l’obscénité : Pelosi est seul coupable. La cour de cassation confirme cette sentence trois ans plus tard, en 1979. Et Pelosi est libéré le 18 juillet 1983. Sa liberté (conditionnelle) sera de courte durée : il se retrouvera régulièrement sous les verrous pour différents délits (vols et trafic de drogue).
Pelosi tiendra des propos contradictoires : après s’être accusé ouvertement, tant dans ses interrogatoires préliminaires qu’au tribunal, en prison avec ses codétenus et les différents gardiens ou experts venus l’interroger, dans plusieurs interviews, dans des lettres et dans un premier livre, intitulé Io, Angelo Nero (Moi, Ange Noir), Sinnos, 1995, il revient spectaculairement sur cette version officielle le 7 mai 2005, trente ans après la mort du poète, lorsqu’il est interviewé par Franca Leosini, dans une émission télévisée de la RAI, intitulée Ombre sul giallo (Ombres sur le polar). Il sera encore plus précis, six ans plus tard, dans une deuxième autobiographie, écrite avec l’aide d’un avocat et d’un journaliste, Alessandro Olivieri et Federico Bruno, Io so… come hanno ucciso Pasolini (Je sais… comment ils ont tué Pasolini), Vertigo, 2011. Là, il nomme ceux qui l’ont entouré : notamment les frères néo-fascistes Borsellino. Il indique d’autres présences (six en tout), mais demeure vague sur la responsabilité des uns et des autres. Il avoue clairement qu’il avait fait la connaissance de Pasolini au début de l’été 1975. Il avait été abordé par lui dans un bar, l’avait régulièrement fréquenté pendant plusieurs semaines et, ce soir-là du samedi 1er novembre 1975, ils avaient rendez-vous, comme souvent. Il lui avait avoué que des voyous lui ordonnaient de le conduire au bord de la mer, pour qu’il récupère, contre une rançon, des bobines de Salò dérobées dans le studio de la production. Bien que le film ait été achevé et monté et que Pasolini n’ait nul besoin de ces chutes qui n’avaient aucune valeur pour lui ni pour personne et ne représentaient aucun danger pour sa réputation, il a accepté peut-être par simple générosité, sachant que Pelosi aurait son pourcentage sur la rançon (au départ phénoménale, puis diminuée à un niveau plus raisonnable).
L’histoire du vol des bobines de Salò n’était pas une nouveauté. Le cinéaste et collaborateur de Pasolini, Sergio Citti, en effet, avait depuis longtemps avancé cet élément, convaincu depuis toujours, comme la comédienne Laura Betti, que le meurtre de Pasolini était lié à une bande de crapules, probablement manipulées par des hommes politiques affiliés à la fois à la mafia sicilienne et à Ordine Nero, le mouvement d’extrême-droite.
Ni le peintre Giuseppe Zigaina (auteur d’un essai exalté sur les pulsions suicidaires de Pasolini, intitulé Hostia, Marsilio, 1995) ni le poète Nico Naldini, cousin germain et proche collaborateur de Pasolini, dont il a été surtout le biographe (Pasolini, biographie, Gallimard, 1991, et Breve vita di Pasolini, Guanda, 2009), n’accordaient le moindre crédit à la thèse du complot politique ou même du crime crapuleux organisé par une bande de malfrats. Pour des raisons différentes, tous deux étaient intimement persuadés qu’il fallait s’en tenir à un crime privé perpétré dans des conditions sexuelles. Que le meurtre ait été prémédité ou accidentel, il n’était pour eux que le fait d’un individu, ramassé ce soir-là. Pasolini se mettait en danger depuis toujours : ses amis le savaient. Ses pratiques sexuelles, régulières et même obsessionnelles, anonymes, diurnes et nocturnes, en plein air, le mettaient en contact avec des prostitués occasionnels, se prétendant en général hétérosexuels, que, selon certains témoignages comme celui de la comédienne Adriana Asti qui voyageait souvent avec lui dans les années 1960, il payait peu, de crainte de les corrompre. Cela ne faisait qu’augmenter le danger qu’il courait. Dans son roman inspiré du destin de Pasolini (Dans la main de l’ange, Grasset, 1982, Prix Goncourt), Dominique Fernandez soutient également cette thèse d’un meurtre privé et peut-être suicidaire. Et le premier biographe, Enzo Siciliano (Vita di Pasolini, Rizzoli, 1978, La Différence, 1982), se contente de donner les différentes versions possibles, car le procès était encore en cours quand son livre parut.
Mais si les caractéristiques de la vie privée de Pasolini étaient, en effet, largement connues de son cercle d’amis, de nombreux éléments dans les circonstances du meurtre demeuraient inexpliqués. Toutes ces dernières années, les avocats Guido Calvi et Nino Marazzita (défenseurs de la famille Pasolini), les cinéastes Marco Tullio Giordana et Mario Martone, le musicien de jazz Guido Mazzon, petit-cousin de Pasolini, et Gianni Borgna, longtemps adjoint à la culture à la Mairie de Rome, ont demandé avec insistance la réouverture de l’enquête. Les éléments nouveaux ne manquaient pas : ou plutôt, les éléments qui ont été négligés par l’instruction. Car demeurent incompréhensibles d’innombrables faits. La présence dans la voiture de Pasolini d’une semelle orthopédique et d’un pull n’appartenant ni à la victime ni au meurtrier présumé fut abondamment commentée dans la presse. En décembre 2014 encore, des traces de trois ADN différents ont été retrouvées sur les vêtements de Pasolini, n’appartenant pas à Pelosi, mais encore non identifiées.
Dans son beau film récent, Pasolini, dont le scénario, d’un troublant réalisme teinté d’onirisme, a été rédigé par Maurizio Braucci, avec les conseils de Graziella Chiarcossi (petite-cousine et héritière de Pasolini), de Ninetto Davoli (ancien compagnon du cinéaste et son acteur fétiche) et de Giuseppe Pelosi lui-même, Abel Ferrara présente le meurtre comme une ordalie collective à laquelle Giuseppe Pelosi ne prend pas une part active. Ferrara semble même lui donner raison quand, à présent, l’assassin présumé et condamné prétend qu’il a tenté de défendre le cinéaste, roué de coups par une bande armée. Un autre film, La macchinazione, se prépare dont le réalisateur, David Grieco, ancien acteur, journaliste et scénariste, qui a été proche de Pasolini, publie également un essai sous le même titre (Rizzoli, 2015). Il y expose sa conviction que le meurtre a bel et bien été prémédité par une bande armée commanditée par l’extrême droite et la pègre sicilienne. Lui-même a vécu avec la fille du médecin légiste, Faustino Durante, qui a pratiqué l’autopsie du cinéaste. Durante fut, du reste, de ceux qui contestèrent les conclusions du procès, tant il était évident que le meurtre n’avait pu être l’œuvre d’un seul homme. Le corps avait été massacré.
Parmi les nombreux points restés inintelligibles, on a immédiatement souligné le fait que les premiers témoins, interrogés par les carabiniers survenus sur les lieux dès l’aube, n’ont jamais été convoqués par le tribunal et n’ont jamais déposé officiellement. Or la plupart des habitants de la zone avaient entendu et pour certains vu de leurs yeux plusieurs individus dans la nuit. L’un de ces témoins, alors enfant, Olimpio Marocchi, deviendra d’ailleurs l’un des meilleurs amis de Pino Pelosi qui le tuera accidentellement le 21 juillet 2010 en conduisant en état d’ébriété.
Silvio Parrello, peintre et poète, qui fut un des modèles des Ragazzi di vita, quand il était adolescent, sous le surnom de « Er Pecetto », depuis plusieurs années insiste également sur sa conviction que parmi les complices se trouvait un certain Antonio Pinna qui conduisait, lui aussi, une Alfa Romeo, la même que celle de Pasolini, et aurait fait partie du véritable convoi (trois voitures, une moto) qui alla du centre de Rome à Ostie. Cet Antonio Pinna disparut en février 1976, moins de trois mois après l’assassinat de Pasolini. Et son Alfa Romeo, qu’il apporta dans un garage pour la réparer, portait justement les marques de choc que celle du cinéaste n’avait pas, alors qu’elle était censée avoir écrasé violemment son corps. Parrello est interrogé sur ce sujet dans un très beau film de la cinéaste corse Marie-Jeanne Tomasi, intitulé Lungotevere, où paraissent les ragazzi de Pasolini, amis, acteurs, modèles, maintenant vieillis et pour certains morts depuis peu (comme Ettore Garofolo, l’acteur d’Accattone).
Pelosi, lorsqu’il fut arrêté par les carabiniers, au volant de l’Alfa Giulietta de Pasolini, roulant à contresens, s’inquiéta spontanément d’avoir perdu une bague qu’il demanda de chercher près du corps du cinéaste, comme s’il avait voulu montrer à la police sa signature. Une bague de l’armée américaine qu’il avait achetée depuis peu. Cette auto-accusation insistante intrigua beaucoup plus les observateurs que la police et la justice. Plus étonnant encore est le fait que Vincenzo Panzironi, le propriétaire du Biondo Tevere, où Pelosi dit avoir dîné avec Pasolini, peu avant le meurtre, l’avait décrit comme un garçon blond et avait reconnu la photo que la police lui avait montrée du prétendu Pelosi. Mais, au moment du procès, confronté à Pelosi, Panzironi ne le reconnaît pas : il est brun et ne ressemble ni au garçon de son souvenir ni à la photo qui lui avait été montrée peu après les faits. Avec qui Pasolini était-il attablé au Biondo Tevere ? Après avoir quitté le restaurant, Pasolini aurait pris de l’essence dans une station service où fut aperçue, derrière lui, une voiture immatriculée à Catane. Mais cette information ne fut donnée que très tardivement.
Commence alors à se dessiner la thèse selon laquelle Pelosi pourrait n’être que la « doublure » du véritable assassin. Ce qui expliquerait la multiplicité incohérente des versions qu’il a données pendant quarante ans de cette fameuse nuit sanglante. Pour quelle raison aurait-il accepté de jouer le bouc émissaire ? Se soumettant à quel chantage ? Cachant quelle vérité ? Se sacrifiant pour quelle raison ? Quel pouvoir était assez fort pour contraindre un adolescent à mentir en s’accusant ? Il dit, à présent, que ses parents étaient menacés et qu’il avait menti pour leur sauver la vie.
Durant ces quarante années, la publication posthume de Pétrole (en 1992) a révélé que Pasolini avait approfondi une enquête sur le meurtre d’Enrico Mattei, le patron de l’ENI (la société nationale d’hydrocarbures) déguisé en accident d’avion. Mais cette enquête, faite par le journaliste d’agence de presse, Giorgio Steimetz, avait été rendue publique, dans des magazines d’actualité et un ouvrage de faible diffusion mais disponible. A vrai dire, Pasolini n’avait rien découvert lui-même. Lorsque le sénateur d’extrême droite et collectionneur sicilien Marcello Dell’Utri prétendit avoir acquis un chapitre volé de Pétrole (il s’agit de la note 21 intitulée « Eclairs sur l’ENI » qui est vide, comme de nombreuses pages blanches du manuscrit inachevé), s’ouvrir une autre piste de chantage. Mais il s’agissait probablement d’un coup publicitaire, car ce chapitre ne fut jamais présenté matériellement par son prétendu acquéreur.
On a pensé également que certains articles parus dans Il Corriere della Sera et dans Il Mondo et repris dans les Ecrits corsaires et des Lettres luthériennes avaient pu valoir à Pasolini la haine d’hommes politiques menacés par des révélations que pouvait apporter le poète, qui pourtant précisait « qu’il n’avait pas les preuves » : il n’avait qu’une conviction. Est-ce que la conviction d’un intellectuel, même aussi influent et visible que Pasolini suffit à faire de lui la cible de meurtriers affiliés au pouvoir ou à la pègre ? On a du mal à l’admettre. Car la figure de Pasolini ne se réduit pas à celles d’un détracteur de la corruption et d’un pourfendeur de la pègre. Sa place dans l’histoire de la culture, il la doit ni à sa vie privée, ni à son activité journalistique, ni à sa mort. Mais à son œuvre poétique (des Cendres de Gramsci à Transhumaniser et organiser), à ses romans, à son esthétique cinématographique, à l’invention de ses différents langages qui renouent avec l’image prométhéenne de l’artiste de la Renaissance. Et pourtant c’est à ses interventions de poète civil, à son rôle dérangeant dans le paysage social italien, que l’on revient toujours quand on interroge sa mort.
Un livre très récent, Pasolini, Massacro di un poeta, de Simona Zecchi (« Ponte Alle Grazie », Adriano Salani Editore, 318 p., 16 €) va plus loin dans les hypothèses que toutes les précédentes publications qui optaient pour la thèse du meurtre collectif, lié plus ou moins aux activités d’investigation politique de Pasolini (comme les livres de Marco Tullio Giordana, Pasolini, Mort d’un poète, un crime italien, Seuil, 2005, de Giuseppe Lo Bianco et Sandra Rizza, Profondo Nero, Chiarelettere, 2009, et de Gianni D’Elia, Il petrolio delle stragi, Effigie, 2006). La journaliste met à plat tout ce qui incite à penser que l’instruction a été délibérément faussée et que les toutes premières informations publiques ont été biaisées. Si le meurtre s’est produit vers 1H30 du matin, et que la voiture de Pasolini a été retrouvée vers 3h comment expliquer que la famille de Pasolini n’ait été informée de la mort du cinéaste que plus de trois heures plus tard, alors que la police l’a appelée pour signaler seulement le vol probable du véhicule. Ninetto Davoli, en effet, a été averti par Graziella Chiarcossi à l’aube et s’est rendu au commissariat d’où il a été conduit sur les lieux du crime pour reconnaître le corps. Mais c’est également à l’aube qu’une voisine nommée Maria Teresa Lollobrigida a déclaré avoir découvert le corps. Et c’est à l’aube aussi que la nouvelle a été rendue publique. Comment a-t-on autant attendu pour la reconnaissance du corps et comment la nouvelle s’est-elle aussi vite diffusée, une fois que la reconnaissance a eu lieu ? Que s’est-il passé entre 1h30 et l’aube, alors que de nombreux témoins ont affirmé aux carabiniers qu’ils avaient entendu les hurlements de Pasolini au moment où on le tuait ?
David Grieco souligne, lui, dans La macchinazione, que le psychiatre qui a fait l’expertise de l’état mental de Pelosi, peu après son arrestation, est celui-là même qui, quatorze années auparavant, avait examiné Pasolini, accusé d’avoir commis un hold-up, le 18 novembre 1961, dans une station-service de San Felice Circeo ! Cet épisode rocambolesque, s’ajoutant aux innombrables persécutions dont Pasolini a été victime au cours de sa vie artistique et privée, avait abouti bien entendu à un non-lieu. Mais l’accusateur et soi-disant victime, Bernardino De Santis, avait été cependant assez convaincant pour susciter le procès. Aldo Semerari, sans rencontrer Pasolini, avait fait alors une expertise psychiatrique à la fois accablante et atténuante, fondée sur son « anomalie sexuelle », ce qui diminuait sa responsabilité, dans la mesure où l’accusé n’aurait pas été maître de ses pulsions. L’expertise qu’il produisit sur l’immaturité de Pelosi et ses limites intellectuelles reprenait les mêmes termes que pour Pasolini, en relevant « son incapacité à comprendre et à vouloir ». Elle ne fut pas validée par le juge Moro qui conclut à la pleine responsabilité juridique de l’accusé. Ce même Semerari devait mourir assassiné en 1982, victime de la guerre de deux factions de la Camorra napolitaine. Impliqué dans des mouvements d’extrême droite et affilié à la célèbre loge maçonnique P2, il était un des gourous de la « bande de la Magliana » qui sévit au début des années 1980. Il était également un membre des services de renseignement de l’armée.
Cet imbroglio politico-mafieux est au cœur de l’enquête de David Grieco et de Simona Zecchi qui, tous deux, tentent de prouver l’existence d’une préméditation complexe du meurtre, dépassant de loin les capacités d’un petit prostitué de dix-sept ans isolé. La première difficulté consiste à identifier les « inconnus » qui se trouvaient dans les différents véhicules autour de celui de Pasolini et qui probablement ont participé au massacre. Avec qui Pasolini a-t-il effectivement été vu au Biondo Tevere, cette trattoria dont il était un client régulier, après avoir dîné au Pommidoro avec Ninetto Davoli et sa famille, dans le quartier San Lorenzo, près de la gare ? Le Biondo Tevere est sur la route d’Ostie, à la sortie de Rome. Est-ce que ce « biondino », petit blond, tel que l’a défini Vincenzo Panzironi, le restaurateur, est le malfrat Gianni Mastini, surnommé Johnny lo Zingaro, Johnny le Gitan, qui est blond ? Est-ce qu’il s’agit de quelqu’un d’autre encore : peut-être un certain Mauro Giorgi, que connaissait Mastini. L’absence de boue et de toute marque de choc sur les chaussures de Pelosi semble contredire le fait qu’il ait pu se battre sur le terrain imprégné de pluie de l’hydrobase. Pelosi n’avait aucune tache de sang sur lui quand il a été arrêté, alors qu’il était censé avoir massacré Pasolini, avoir lutté physiquement avec lui, l’avoir roué de coups de battes. Pas plus que, comme on l’a vu, la voiture de Pasolini n’avait le moindre accroc, contrairement à celle du fameux Antonio Pinna que pour cette raison, inquiet, le garagiste refusa de réparer.
Il semble ne faire aucun doute que de nombreux agresseurs étaient présents sur le lieu du crime, que les habitants des baraques environnantes les ont entendus et pour certains observés, que Pelosi a été à la fois un hameçon et une doublure, mais qu’il n’a pas joué le premier rôle, que parmi les voyous se trouvaient des individus impliqués politiquement dans différents attentats ayant précédé le meurtre durant les années de plomb. Depuis six ans, depuis l’attentat du 12 décembre 1969, de la Banque de l’Agriculture à Milan, Pasolini avait multiplié les articles, les poèmes, les déclarations publiques sur la responsabilité de la Démocratie Chrétienne et sur le fait que les anarchistes accusés avaient été des boucs émissaires. Il avait notamment dénoncé la tentative de coup d’état (il Golpe Borghese) néo-fasciste de décembre 1970 et il avait approfondi des recherches sur la corruption des nouveaux dirigeants de l’ENI. Derrière les activités des mouvements d’extrême droite (Ordine Nero et le MSI), se trouvait la puissance de la mafia, compromise à de très nombreuses reprises dans des meurtres (de magistrats intègres ou de commissaires courageux), des attentats aveugles.
Quel rôle aurait joué la CIA dans ce meurtre est également la question que soulève aussi bien Simona Zecchi que David Grieco ? Se peut-il qu’un poète de renom ait représenté, parce qu’il était également un polémiste s’exprimant largement dans la presse et procédant à des enquêtes personnelles visant à dénoncer des pouvoirs plus ou moins occultes, un tel danger pour des organisations politiques et des services de renseignements ? Le crime, s’il était l’œuvre de services secrets, était presque parfait, dans la mesure où, obéissant à des pressions pour des raisons obscures, Pelosi, en tant que « doublure » (s’il est vrai que ce n’était pas Pelosi qui dînait au Biondo Tevere avec Pasolini, mais un autre garçon qui aurait été l’un des criminels), s’était prêté au jeu, pour endosser toute la responsabilité, et où l’homosexualité de la victime dont de nombreux poèmes n’avaient cessé de préluder, dans des visions prophétiques, une mort par lynchage (notamment dans ses poèmes « Une vitalité désespérée » et l’ « Aube méridionale », qui tous deux se trouvent dans Poésie en forme de rose, 1964, tout comme dans le Poète des cendres, 1966, et dans La Divine Mimésis, 1975) permettait de rendre très crédible la version d’un meurtre privé, dans des conditions sexuelles.
Une partie des proches et des admirateurs de Pasolini (entre autre, le poète Dario Bellezza, qui toutefois changera d’avis, peu avant de mourir, en publiant un essai, Il poeta assassinato, Marsilio, 1996, qui contredit ses précédentes analyses qui, dans Morte di Pasolini, Mondadori, 1981 s’en tenaient à une thèse strictement sexuelle) soutenaient que la version du complot tentait d’occulter l’homosexualité de Pasolini. Or cette réaction amicale était précisément ce que souhaitaient ses assassins : que l’homosexualité de Pasolini serve à dissimuler le caractère politique de son exécution, d’autant que certains amis de Pasolini soulignaient qu’un meurtre d’homosexuel (sur le modèle de celui de Garcia Lorca) avait déjà en soi nécessairement un caractère politique. De quoi ajouter du flou à une situation déjà considérablement confuse.
Maria Antonietta Macciocchi fut de ceux qui toujours crurent au complot. Cette amie du poète lui avait donné une rubrique hebdomadaire de « dialogues avec les lecteurs » dans Vie Nuove (repris dans Le belle bandiere, Editori Riuniti, 1977, et traduit sous le titre Dialogues en public, Sorbier, 1980). Dès le 13 novembre 1975, elle publiait en une du Monde un article intitulé : « Le crime est politique ». Elle écrivait notamment : « La haine déchaînée contre Pasolini, à l’instigation d’une société toute entière, trouve son expression dans la mise en scène du crime : une exécution publique, effectuée au grand jour, pour que tout le monde voie et apprenne. (…) Pasolini, le plus grand intellectuel italien de ce temps, le plus avancé sur la voie d’une réelle internationalisation des problèmes idéologiques, est en effet celui qui a osé introduire dans son discours la question (insupportable) de l’impossibilité de parler ouvertement de la sexualité, de la moralité, de la violence, d’une Italie d’abord catholique, puis fasciste, et enfin démocrate chrétienne. »
De même Laura Betti (qui, tout en constituant le fond d’archives Pasolini, publia un bilan des différents procès faits à son ami, dans Pasolini, chronique judiciaire, persécution, exécution, Seghers, 1979 et tenta de reconstituer le procès de Pelosi dans des conditions factices bien sûr, en convoquant, à la Maison des Cultures du Monde à Paris, en 1984, tous les experts qui avaient été appelés à la barre). Alberto Moravia, lui, changea d’avis, passant de la version politique à la version privée, rejoignant le camp de Nico Naldini et de Giorgio Caproni. En dépit de ces nouvelles enquêtes journalistiques, on peut douter que le procès soit jamais rouvert. Les pièces à conviction ont pour la plupart disparu. Et le parquet ne semble pas pressé de poursuivre ses investigations sur les traces d’ADN retrouvées sur les vêtements du poète massacré. Car c’est toute l’histoire des années de plomb qu’il faudrait refaire, depuis ses origines. Tout est lié à tout. Le hasard est peut-être un des pseudonymes du diable, mais c’est aussi un mot commode pour brouiller, sous le nom de fatalité, une réalité qu’on se dispense d’analyser avec les armes de la raison.
René de Ceccatty