Comme une suite à La Vie sur Terre (1) et, ainsi que l’indique la mention des dates en sous-titre, une version actualisée et chroniquée de celui-ci, le livre constate encore et toujours le « progrès » accéléré, affolé même, de l’idéologie destructrice du progrès telle qu’elle apparaît dans la forme numérisée, technolâtre plus que jamais, expansionniste qu’elle prend aujourd’hui. Ça n’est pas ou plus que la catastrophe est devant nous, que nous allons dans le mur, mais que nous y sommes, que le mur se referme sur nous et pétrifie le moindre de nos gestes, réduit à peau de chagrin le moindre espace de liberté, ossifie, réifie, rend cartilagineux les plus petits interstices où nous avions encore naguère la possibilité de faire usage de notre humanité. Ce rétrécissement du domaine du vivant, qui est aussi bien une expulsion du dehors, de la nuit, du silence, du négatif en général, une privation de la spiritualité et de l’âme dans nos vies telles qu’elles sont industriellement gérées, manipulées par l’Âge technique qui s’impose partout et profondément dans l’individu, ce rétrécissement, donc, Baudouin de Bodinat le voit dans toutes sortes de signaux de la modernité qui devraient nous alerter mais qui ne font que nous assourdir et nous anesthésier : accélération du temps, expansion réalisée de la téléphonie mobile, de la numérisation et de la publicité de soi via les réseaux sociaux, multiplication des possibles virtuels qui empêche toute présence au monde, âge de l’accès qui se substitue à toute véritable accession à ce qui est, externalisation de la mémoire qui va jusqu’à une délégation de notre capacité d’imagination aux algorithmes, « clarté trompeuse » qu’apporte l’habitude de l’électricité, massification de tout, dématérialisation des choses, pollution galopante, alimentation industrielle, consommation effrénée comme mode d’existence, démographie incontrôlée, nature conquise par « l’aménagement du territoire », habitat uniformisé et laid, machinisation des corps, augmentation de l’emprise des techniques de management sur le psychisme, etc., etc. Bref, c’est un cauchemar éveillé dans lequel nous évoluons, où la débilité des organismes altérés par un tel totalitarisme invisible et doux (car participatif) le dispute à la dégénérescence morale et intellectuelle qui l’accompagne, où la pensée n’a plus même la possibilité de sortir du rang des assassins puisqu’elle est touchée elle-même par un processus d’obsolescence comme programmée.
Ce qui se passe, c’est que toute résistance à la marche forcée du monde et forçante jusque dans nos replis animiques est rendue impossible puisqu’elle est aussitôt taxée de passéisme, accusée de vouloir ce fameux retour en arrière qu’on nous dit déraisonnable, utopique quand manifestement la dystopie a vaincu. Or Baudouin de Bodinat assume pleinement – et c’est là la force morale et le courage de son livre – ce passéisme et cette nostalgie. Nostalgie assumée, c’est-à-dire une inaptitude au présent tel qu’il va – envahissant toutes les sphères du temps – inaptitude dont Bodinat récuse « l’imputation discréditante », de même qu’il nie que ce passéisme et cette nostalgie soient incapables d’avoir ici et pour aujourd’hui des vertus de réactivation de ce qui fut. Qu’est ce que la nostalgie en effet sinon un chemin de retour douloureux aux bonheurs enfuis ? Assumer la nostalgie c’est accepter d’emprunter ce chemin difficile de la fuite des bonheurs abîmés dans les artéfacts décevants d’aujourd’hui pour les y retrouver disparus. C’est faire apparaître la trace lumineuse des bonheurs passés dans une lucidité face aux malheurs qui ne cessent de nous atteindre. C’est bien en cela que ce livre est un chant, presque l’épopée d’un désastre.
À cet égard, autant et plus peut-être qu’un essai de critique sociale, son livre est bien d’abord un livre de littérature, sans que cela n’amoindrisse en rien la charge qu’il porte contre l’époque, au contraire. Car ce qui convainc ici n’est pas la force de l’argumentation, l’analyse des causes qui nous ont menés à cet état de fait et de défaite qu’il suffit de constater dans son évidence de tous les jours, mais ce qui touche bien plutôt est la sensibilité de l’auteur, l’expression de la déréliction pure et simple où il est, où nous sommes, suite aux temps catastrophés qui sont les nôtres. Il y a là un propos profondément dépressif et désespéré qui le rattache à l’œuvre d’un Cioran ou de son « homologue » italien Guido Ceronetti plutôt qu’à celle d’un Günther Anders par exemple, même si cette sensibilité semble prendre la forme d’une radicalité critique. C’est cette grande tristesse – il faudrait dire un attristement, une acédie – consécutive à l’amenuisement du principe sensible qu’est l’âme devant les conditions qui lui sont faites et qui restreignent sa possibilité d’existence même, qui emporte l’adhésion. C’est également la langue qui impressionne chez cet auteur, faite de phrases longues, interminables, retorses, couturées d’incises toujours plus reculantes, de reprises du fil sur le fil du rasoir, une langue vraiment belle, bluffante, une langue de polémiste revenu de tout et las de ses combats, de champion de l’à quoi bon, qui use comme personne de l’ironie, de l’hyperbole dépréciative, dans un style accumulatif jusqu’au comique, avec un usage de la syntaxe qui n’est qu’à lui, toute en syncopes et tournures archaïques, une prose inactuelle, comme écrite depuis le XVIIe siècle et dressée contre la vitesse envahissante, épidémique qu’elle dénonce, si bien que cette prose a sur nous l’effet d’une anticipation rétroactive et que le pire des mondes semble aperçu depuis son achèvement.
Laurent Albarracin
La Vie sur Terre : réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes ; Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2008.
Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse (2011-2015), Éditions Fario, 2015, 241 pages, 21 €