Au milieu de l’angoisse balkanique
(De notre envoyé spécial.)
Salonique, novembre.
Je répéterai des choses, j’en oublierai d’autres. Au milieu
d’événements qui se précipitent, se contredisent et s’enchevêtrent, avec des
dépêches qui sont censurées à Salonique, tronquées à Malte, revues à Paris, que
peut-on fixer de définitif ? Comment aurait-on le temps de tracer le
contour des endroits où se passent des drames quand les drames ne font que
courir d’endroit en endroit. Tout juste si l’on peut attraper au vol les grands
faits qui passent sans savoir toujours d’où ils viennent ni où ils vont.
Il y a deux Serbies, celle d’en haut qui étouffe, celle d’en
bas qui attend d’être étranglée. Il y a deux morceaux d’armée française, celui
qui se cramponne sur le Vardar et la Tcherna, celui qui veille sur Salonique et
il y a la Grèce, la Grèce qui ne se dit plus notre amie, la Grèce qui fait des
tranchées aux portes de Salonique. [censuré]
J’avais vu agoniser la Serbie, celle de Belgrade, de Nisch
et de Kraguievatz, elle continue ; je sors de la Serbie de Monastir où une
comédie se prépare au milieu de l’effroi, je reviens du front français où monte
un seul cri : des renforts ou nous sommes obligés de reculer, [censuré]
Pas
d’illusions !
Oui, pas d’illusions, la Serbie est à la dernière extrémité.
On dit : il y a encore une armée serbe ; lâchant les Allemands, elle
s’est concentrée dans la plaine de Kossovo. Là, sous le général Roïvotch, tous
massés, dans une suprême foi, ils vont tâcher de forcer Katchanik, de se donner
de l’air, de se jeter dans nos bras. C’est exact ; ils nous l’ont même
dit, les malheureux ; ils nous ont fait savoir qu’ils allaient essayer
d’arriver à nous puisque le manque d’hommes nous empêchait d’arriver à eux.
Mais ils ne sont pas en nombre, ils n’ont plus d’arsenal, ils n’ont plus de
greniers. Cela ne sera que la dernière ruée d’un peuple qui ne veut pas céder.
Leur président du Conseil, Passich, a dit à la face du monde : « S’il
le faut, l’honneur de la Serbie consistera à bien mourir. » La Serbie est
en train de s’honorer pour tous les temps à venir. Nous assistons en ce moment
à son évacuation dernière. Le gouvernement arrive membre par membre. Cela a
commencé par le ministre de la Guerre, puis par le ministre des Travaux
publics ; maintenant Passich est sur les sentiers de l’Albanie. Ils n’ont
pas trouvé dans leur royaume une seule ville où pouvoir s’arrêter. Putnik aussi
viendra, malade, couché, par les montagnes. Mais est-ce que son lit pourra
passer ?
L’histoire
invraisemblable de Monastir
À Monastir, c’est bien plus grave. Je vous ai télégraphié
l’histoire invraisemblable de cette ville.
Le 11 novembre tout était perdu. Le colonel Vassich qui
commande les pauvres troupes affamées qui étaient devant me l’avait dit, me
l’avait répété. Les consuls, les fonctionnaires, tout était parti, la ville
était vidée, les Bulgares n’avaient qu’à entrer. Ils sont arrivés jusqu’aux
portes. « Plus qu’une heure, avons-nous dit, » et déjà sur la route
de Prilep nous guettions les premiers cavaliers ennemis. Mais l’heure s’est
passée, le jour suivant également et les cavaliers n’apparurent pas…
Mackensen les avait arrêtés aux portes. Ils ne voulaient
qu’une chose : la Macédoine, ils arrivaient au bout de leur désir et on
leur dit : n’y touchez pas.
Les Allemands veulent donc y entrer eux-mêmes ? Quand
ils seront à Monastir ils pourront fredonner à la Grèce : « Si tu
m’aides à tirer dans le dos des Français, tu auras Monastir. » En tout
cas, quand ils seront à Monastir ils pourront descendre à Salonique au milieu
des soldats hellènes, instruits et nourris par la France, et qui leur feront la
haie sur le passage.
Ne croyez pas que je vous promène au milieu d’utopies. Les
Allemands à Monastir, c’est une question de jours peut-être ; les
Allemands à Salonique, c’est une question de famille entre Tino, comme on
l’appelle à Berlin, et le kaiser.
Quel est le sort de
nos troupes ?
[censuré]
Peut-être sur la foi de votre enthousiasme et de votre
confiance, aperceviez-vous déjà nos soldats, dans une offensive foudroyante,
s’avançant à Velès, s’avançant sur Uskub, donnant la main aux Serbes qui la
leur tendaient si désespérément, puis, ensemble cette fois, marchant enfin sur
Sofia ? L’armée française est enfermée dans un camp retranché. Telle
qu’elle est, si elle ne reçoit pas de renfort, elle n’en sortira pas. Ah !
si l’on s’arrête aux faits de chaque jour, tout va bien. Écoutez par
exemple :
Le 7 et le 8 novembre, nos troupes renforcées
progressent vers Arkangel.
Le 9 novembre, nous enlevons les villages de Sirkevo et
de Krusevica.
Le 10 novembre, nous enlevons Circevo-Car ; mais
les Bulgares envoient des renforts, notre progression s’arrête.
Le 12 novembre, l’ennemi prononce une attaque générale,
il est repoussé.
Le 13 et le 14 novembre, les Bulgares renouvellent
leurs attaques, ils sont repoussés.
Le 15 novembre, l’ennemi a 4 000 hommes hors
de combat.
Mais cela n’est que de l’héroïsme en plus à expédier en
France pour ajouter à celui qui monte là-bas.
La réalité
La réalité, ce n’est pas ce calendrier, ce n’est pas un
village pris, une gare occupée, une hauteur enlevée, la réalité, celle qu’il
faut dire – et nous n’apprendrons rien à l’ennemi – c’est que nous sommes dans
une impasse, c’est que devant les forces bulgares qui se déploient, devant cinq
divisions turques qui marchent en Thrace, devant Mackensen qui descend sur
Monastir, nous ne sommes qu’une poignée, c’est que depuis que les Serbes
exténués ont quitté Babouna, l’armée Sarrail n’est plus qu’une angoissante
petite troupe n’ayant plus de gauche et qui lutte à mort dans des montagnes
glacées.
Aux Dardanelles, nous n’avions pas d’arrière ; ici,
nous ne sommes qu’une avant-garde.
Avancer ? Impossible, elle a devant plusieurs fois son
nombre.
Reculer ? Elle le peut encore. Le pourra-t-elle
demain ? Derrière il y a la Grèce et derrière la Grèce il y a l’Allemagne.
[censuré]
Le Petit Journal, 8 décembre 1915.
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).