Le ciel était gris sombre, des nuages pesants menaçaient d'éclater depuis quelques jours, mais la pluie refusait obstinément de tomber. Durant la saison chaude, la sécheresse avait été exceptionnelle, et la terre avait un besoin impérieux d'eau. Toutes les plantes pourraient alors se laver et se dépoussiérer, les rivières pourraient remplir leur lit, afin de grossir leurs flots, et elles porteraient une nouvelle fois la vie sur leurs berges et dans les champs. Mais à présent, seuls les nuages aux couleurs obscures étaient là, ils dessinaient des ombres immenses sur les montagnes avoisinantes. Des monts entiers étaient totalement recouverts par ces taches sombres. Les bois et les forêts avaient également pris un vert plus soutenu, plus dense, et la terre, elle-aussi, s'était assombrie. La lumière du jour en était transformée, elle était plus présente, plus vivante, par cela, c'était la beauté qui s'exprimait, qui s'offrait au monde en ce début d'automne.
On devinait au loin la mer, devenue un océan gris émeraude, masse mystérieuse, sombre et profonde, où viennent mourir en pentes douces ces montagnes du sud. Le soleil ne pouvait percer cette carapace de nuages ; l'air en était devenu plus frais, et le corps s'adaptait avec lenteur à ces brusques changements de température.
Des oiseaux de pluie, martinets et hirondelles, volaient en tous sens à présent, ils zébraient l'air de leur vol vif, et frôlaient le sol à toute allure. Ils étaient noirs et blancs, agiles et très gracieux, leur corps fin était soutenu par de longues ailes étroites, et leur queue fourchue finissait en deux petites pointes d'ébène. Tout en rasant le sol à grande vitesse, ils se nourrissaient en happant les nombreux insectes présents. Ces oiseaux semblaient posséder une énergie illimitée, ils semblaient ignorer le repos. On les avait vus, dès le lever du soleil, s'envoler dans le ciel en criant leur joie, et depuis ils paraissaient ne jamais s'être arrêtés ; sans doute n'en était-il rien, cependant leur vol n'avait pas connu de baisse de vitalité depuis le matin. L'homme également veut toujours être rempli d'énergie, mais cette quête est une quête de possession et de rétention, lorsque l'on veut posséder l'énergie, on détruit celle-ci. L'eau tumultueuse d'un torrent, une fois enfermée dans un bocal, perd toute sa fougue et toute sa vie.
Énergie et liberté sont inséparables. Une énergie pure est sans fondements, de même sans directive, ni but, elle ne possède aucune architecture propre ; par cet état de fait, l'énergie peut engendrer tout ce qui est. La liberté vraie n'est pas, et ne peut pas être structurée, elle est au-delà de tout ordre, elle n'est pas l'agencement de certaines choses ; de la liberté sort ce qui est, c'est-à-dire l'ordre de l'univers, et l'univers lui-même, l'ordre de l'agencement de toute matière. En fait, l’énergie, la liberté font en sorte que la création soit.
A présent, les oiseaux avaient tous disparu, ils s'étaient éclipsés sans bruit, le jour commençait à décliner et la pluie viendrait peut-être avec la nuit. Dans le ciel, les nuages étaient devenus moins compacts, et l'on pouvait apercevoir l'étoile du sud, premier point lumineux, bientôt suivie par la lune elle-même. Cette journée qui s'achevait, donnait au monde une tranquillité et une quiétude qui se répandaient sur la terre entière. Bien que venant avec le soir, cette douceur était totalement libre, car on savait qu'elle pouvait se prolonger indéfiniment, ou au contraire s'arrêter et disparaître sans bruit, ni fracas. Cette paix est de toute éternité, et cependant, elle est toujours neuve et différente, toujours autre et à chaque fois unique. - Lorsque l'esprit prend contact avec cela, alors la liberté et l'éternel ne font qu'un.
Au loin, bien au-delà des montagnes, les orages grondaient et tonnaient dans la nuit. La pluie offerte était une véritable bénédiction, toute la vitalité, la force incalculable de l'univers étaient présents, le cœur et l'esprit n'en étaient pas séparés.
La pluie commençait doucement à frapper sur les vitres, et soudain, sans cause aucune, la béatitude apparut, libre, pure et entière.
Paul Pujol, "Senteur d'éternité".
Editions Relations er Connaissance de soi
"Des orages dans la nuit", pages 107 à 109.