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Où sont les faits ? (1)
« Sony vient de lancer un nouveau téléviseur ultra-plat. »
Levant la tête du dossier que j’étais en train de lire, je regardai le consultant qui venait de faire irruption dans mon bureau.
« Oui, et d’où tiens-tu cette information ?
- Je viens de le lire dans les Échos.
- Dans ce cas, la prochaine fois, dis-moi « je viens de lire dans les Échos que Sony lancerait un nouveau téléviseur », et non pas « Sony vient de lancer ». Ce n’est pas pareil. Et maintenant, va te renseigner pour savoir si l’information des Échos est exacte. »
Vous me trouvez trop pointilleux ? Peut-être et pourtant ce n’est pas la même information, le même « fait ». Quelle est la différence entre les deux expressions ? La définition du contexte dans lequel s’inscrit l’information, ici en l’occurrence un journal.
Dans son livre, Le spectateur émancipé, Jacques Rancière reprend le commentaire de Roland Barthes sur la photographie d'un jeune homme menotté (cf. photo jointe). Cette photo est celle de Lewis Payne, condamné à mort en 1865 pour tentative d'assassinat du secrétaire d'État américain. Il y est menotté dans la prison, peu de temps avant son exécution.
Comment lire cette photo sans savoir de qui il s’agit, car avec ou sans ces éléments de contexte, elle n’est pas là-même : sans, on peut voir un jeune homme, au look plutôt contemporain, sombre et romantique ; avec, c’est celle d’un homme depuis longtemps disparu, pris au moment où il défiait la mort.
Un fait est indissociable de son contexte… ou plus exactement en est dépendant : le même « fait » mis dans un contexte différent, n’est plus le même fait. Un fait doit donc être défini non pas indépendamment du cadre dans lequel il existe, mais avec ce cadre. Ou autrement dit, sortir un fait de son contexte est dangereux, car le fait cesse d’en être un.
Dans son Abécédaire, à la lettre D comme Désir, Gilles Deleuze dit : « Vous parlez abstraitement du désir, car vous extrayez un objet supposé être l’objet de votre désir. (…) Je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans une femme. (…) Elle ne désire pas telle robe, tel chemisier dans l’abstrait. Elle le désire dans tout un contexte, qui est un contexte de vie, qu’elle va organiser. (…) Je ne désire jamais quelque chose tout seul, je ne désire pas non plus un ensemble, je désire dans un ensemble. (…) Il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement. (…) Désirer, c’est construire un agencement. » (voir la vidéo ci-dessous)
Il en est des faits comme du désir, ils deviennent abstraits si on les extrait de leur contexte, si on ne les considère pas dans leur agencement.
Ciel, mais alors, les faits bruts n’existent pas !
(à suivre)