Le sol, oui mais !
02 Décembre 2015En toutes les langues, le sol est devenu le héros de la COP 21 avec l’initiative française « 4 pour mille » et est annoncé comme la grande solution de la réduction des émissions de dioxyde de carbone. La réalité est plus complexe et loin de l'aubaine politicienne de l'initiative française.Oublié par l’agriculture intensive qui n’a vu en lui qu’un support à engrais minéraux ou de synthèse et un (pseudo) filtre à pesticides, le sol revient au cœur du débat climatique. A écouter depuis quelques jours les politiques et leurs experts, on a l’impression d’avoir affaire à des personnes qui réinventent la roue ou l’eau chaude. Depuis la naissance de l’agriculture il y a 10 000 ans, tous les paysans dignes de ce nom connaissent l’importance de la terre et ses qualités variables selon le substrat rocheux, l’orientation, l’altitude, le climat. Et l'on a perdu la mémoire paysanne du premier jour où l'on fit le lien entre apport de matière organique et rendement agricole. Le sol est un acteur capital dans tout écosystème terrestre : il porte, abrite, entretient, développe la biodiversité. Nous ne pourrions ni vivre, ni respirer, ni manger, sans la photosynthèse des plantes qu’il porte et nourrit, sans les milliards de bactéries et de micro-organismes qui recyclent la matière organique (débris végétaux et animaux qui forment ensuite la couche fertile du sol) ; sans l’eau qu’il filtre, stocke et délivre ; sans la couche de terre végétalisée qui protège de l’érosion. Le problème est qu’en France le sol a quasiment disparu comme objet complet de recherche et aussi disparu de l’enseignement agricole. On a travaillé sur la mycorhization naturelle (l’association symbiotique entre racines et champignons qui permet aux plantes de mieux absorber l'eau et les minéraux du sol, et de résister aux champignons pathogènes) pour en extrapoler des applications agricoles, on a étudié certaines particularités du sol, dans la logique d'hyperspécialisation de la techno-science. Mais on a très peu travaillé sur une compréhension globale de l'écosystème sol. On a, il faut le saluer, le travail d’une équipe de l’INRA (D. Arrouays, J. Balesdent, C. Girardin, A. Mariotti) qui, de 1989 à 1999, a travaillé et publié sur la fixation du carbone dans le sol. Il a donc fallu une bonne vingtaine d’années pour que leurs travaux aient un débouché politique… Mais pour ce qui est des interactions de tout ce qui vit dans le sol, en bref pour ce qui est de comprendre la complexité de la vie d’un sol, avoir une idée précise des milliers d’interactions, silence radio. Pas de crédit et même, pour les chercheurs, une quasi honte à se positionner sur ce sujet quand la mode est aux biotechnologies. Il y a donc encore beaucoup de travail à faire pour comprendre ce que nous foulons au pied tous les jours.4 pour mille, regain d’amour intéressé
Certains politiciens s’extasient aujourd’hui sur le rôle capital des lombrics, d’autres découvrent que les plantes fixent le carbone (elles en relarguent aussi). Tout comme on vante, à juste titre, les vertus de l’agro-foresterie pratiquée pendant des millénaires jusqu’à la révolution industrielle. Les écologues se réjouiront d’une remontée de la côte d’amour du sol. La soudaineté de ce sentiment à l’égard de ce qui fût considéré comme un simple socle depuis un demi-siècle, juste bon à étaler des engrais de synthèse et des pesticides, tient moins à son rôle central écosystémique qu’à la redécouverte de sa capacité à fixer le carbone. Certains y ont vu une solution miracle pour "compenser" les émissions anthropiques de CO2 qui dérèglent notre climat tout en augmentant la production agricole. C'est ainsi que la France a annoncé le lancement d’un programme de recherche international, le « 4 pour 1000 », dont l’objectif est « de développer la recherche agronomique afin d’améliorer les stocks de matière organique des sols de 4 pour 1000 par an. Une telle augmentation permettrait de compenser l’ensemble des émissions des gaz à effet de serre de la planète ». Diantre ! Voilà qui soulage d’un coup pas mal d’émetteurs de gaz à effet de serre. Il n’est de voir comment en deux jours plus de 90 pays ont rallié l’initiative française. Et tout le monde de saluer la séquestration du carbone dans les sols agricoles comme la grande contribution de l’agriculture et de la forêt à la lutte contre le changement climatique. Comment fait-on pour augmenter de 0,4% la teneur en carbone du sol : en augmentant les amendements organiques (résidus végétaux, décomposition animale, fumiers), en maintenant les couvertures végétales des sols, et en augmentant le volume de biomasse par unité de surface (par exemple en associant les cultures), en supprimant les labours (qui libèrent énormément de carbone). Facile à faire ! Youpie ! Fini le drame d’une mutation de la société de consommation vers une société écologogique, avec son lot de perdants tels les magnats de l’industrie carbonée. Voilà une solution simple, à portée de main. Le sourire était sur toutes les lèvres des participants à la COP 21 lors de la présentation du projet. Enfin une solution globale qui ne repose pas sur les sacrifices quotidiens de tout le monde. Le sol fleure donc la belle affaire du moment pour, main sur le cœur, s’engager à réduire les émissions de GES.Pensée magique
Dans l'absolu, l’apport de matière organique dans le sol est une bonne chose pour sa fertilité, pour la production alimentaire, pour la qualité de l’air, pour la biodiversité, pour l’eau, contre l’érosion. Encore faut-il ne pas oublier que c’est un jeu le plus souvent à somme nulle entre fixation et libération du carbone par la végétation (respiration) et le sol (minéralisation de la matière organique). Le puits de carbone est aussi une source.L’avantage sur lequel on peut jouer est le pas de temps : la végétation et le sol fixent lentement le carbone de l’atmosphère avant de le relâcher (quand on abat u arbre, quand on fauche une prairie). Mais, il y a beaucoup de « mais » et d’inconnus qui font que cette initiative relève de la pensée magique. D’abord le calcul digne d’un polytechnicien qui n’a jamais vu une ferme : on est parti du poids de CO2 émis en trop par rapport au climat et on a scolairement cherché le pourcentage (0,4%) qui pouvait passer pour acceptable en ajustant aux millions d’hectares nécessaires. Derrière … on sait pas ! Comment évaluer que l’on met en route une charge à 0,4% quand, de l’aveu des agronomes, on ne sait pas mesurer des variations de carbone dans le sol en dessous de 3% ? Quelles terres élire à cette mesure, quand on sait la grande variété des sols à l’échelle d’un canton, d’une région, d’unpays, du globe ? Il ne faut pas oublier de prendre en compte la saturation des sols en carbone : on ignore dans quelle proportion une augmentation du carbone modifie l'acidité du sol. Or l’acidité diminue la fertilité. Autre problème sans réponse : l’élévation de la température accélère la minéralisation des matières organiques donc le relarguage de CO2… Concrètement, que va-t-on faire de tant de prairies supplémentaires ? Mettre des ruminants émetteurs de méthane ? Sans compter que plus d’animaux sur le marché entrainent plus d’effondrement des cours de viande déjà dramatiquement bas. Il ne serait pas surprenant qu’une telle orientation accouche de subventions aux « stockeurs de carbone ». Alors, les planteurs d’agrocarburant, les fanatiques de maïs transgéniques, les accapareurs de prairies, de forêts, pourront arguer de leur éligibilité à des mesures de soutien. Dans ces conditions d’incertitudes agronomiques et économiques, l’augmentation du stockage du carbone dans le sol est a minima une opération politicienne réussie, au pire un désastre agricole annoncé.L’ombre des multinationales
Au-delà des organismes de recherche français (INRA, CIRAD, IRD) qui sont associés à l’opération et qui vont pouvoir développer leurs savoirs, le « programme 4 pour mille » est soutenu par tous les grands organismes de coopération agricole internationaux dont le CGIAR. Ce Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (Consultative Group on International Agricultural Research) avait attiré notre attention, à José Bové et moi, lors notre enquête sur le « business de la recherche » (cf « L’alimentation en otage » éditions Autrement). Né en 1971 à l’initiative de la fondation Rockfeller, le CGIAR est devenu le nœud de tous les réseaux scientifiques du monde agroalimentaire, qu’il peut financer directement (673 millions de dollars annuels de crédits de recherche) ou indirectement via une ribambelle d’organisations qui émargent auprès de la FAO, de la Banque mondiale, des Banques régionales de développement, de l’Union européenne, de l’OCDE et des gouvernements nationaux. Il bénéficie aussi des donations de la Fondation Bill et Melinda Gates. Tous les programmes vont dans le même sens : la mise sous clé des collections de semences traditionnelles, leurs séquençages génétiques et les applications biotechnologiques que l’on peut valoriser industriellement. Il ne faut pas avoir beaucoup d’imagination pour comprendre que la mesure « 4 pour mille » qui pourrait avoir du sens dans les pays de la zone intertropicale (où les terres sont souvent dégradées et où le changement climatique induit déjà des gros dysfonctionnements agricoles), va servir au CGIAR et consorts – et aux ONG de développement, à puiser dans « le fond vert » péniblement négocié à la COP 21 pour aller apprendre aux paysans du Sud à fumer leurs terres… Au passage, le CGIAR poursuivra sa collection des espèces et sortira du chapeau des solutions « climato-intelligentes » du genre végétaux modifiés génétiquement pour résister à la sécheresse, mécanisation, gestion informatisée des apports d’engrais et des pesticides, etc …Un achèvement de la dépossession des paysans de leurs savoirs et pratiques. Un accroissement de la globalisation à l’usage d’une poignée de bénéficiaires.On peut simplement reconnaître à l’initiative « 4 pour mille » sa publicité pour une approche « bio » de la fertilité des sols et une prise en considération de la dégradation des sols. Pour être cohérente, l’initiative devrait être associée à un changement de modèle agricole interdisant engrais de synthèses, pesticides et OGM, stoppant et condamnant la déforestation par les multinationales, enrayant l’accaparement des terres, réduisant la mécanisation, imposant les légumineuses dans les rotations de culture, s’appuyant sur les organisations paysannes et non sur les organismes internationaux. Bref, un vrai programme de transition écologique prenant la question du climat dans toutes ses interactions au lieu de brandir l’agriculture – jusqu’ici jugée coupable d’émissions de GES et écartée des négociations sur la climat par son lobby protecteur – en une soudaine porteuse de LA solution globale convenant à tous. Le story telling est au point. Que font les organisations paysannes ? Photo MM©Cet article – texte, dessin, photographie ou infographie - vous a plu par les informations qu’il contient, par l’éclairage qu’il apporte, par la réflexion ou l’inconfort intellectuel qu’il provoque, par sa liberté de ton, par le sourire qu’il fait monter à vos lèvres… SOUTENEZ NOUS ! Il n’est de presse libre sans indépendance financière. GLOBAL est une association de journalistes sans but lucratif, sans publicité, qui ne vit que des abonnements et dons de ses lecteurs, lectrices. Pour s’abonner et soutenir c’est ici.MERCI DE VOTRE SOUTIEN !« L'information est indissociable de la démocratie et les journaux d'informations sont faits pour former et nourrir des citoyen-ne-s plutôt que de les distraire »
Gilles Luneau, rédacteur en chef de GLOBAL