Les contes et conteurs martiniquais datent de la période esclavagiste et coloniale. Le peuple à cette époque est "enchaîné, affamé, vivant dans la peur et les postures de la survie". L e soir à la nuit tombée, l'art du conteur lui permet de s'abstraire de ce quotidien pesant, pour voyager par le biais des mots.
Le conte créole ne travestit pas la réalité, il la sublime, il dit "que la peur est là, que chaque brin du monde est terrifiant, et qu'il faut savoir vivre avec ; le conte créole dit que la force ouverte est le fourrier de la défaite, du châtiment, et que le faible, à force de ruse, de détours, de patience, de débrouillardise qui n'est jamais péché, peut vaincre le fort ou saisir la puissance au collet : le conte créole éclabousse le système de valeurs dominant, de toutes les sapes de l'immobilité, que dis-je : de l'amoralité du plus faible."
Les contes entremêlent ainsi savamment le bestiaire africain (tigre, baleine, éléphant) et les personnages humains ou surnaturels (Diable, Bondieu...). On croise en ces pages des soeurs rivales convoitant le même homme, des vieilles acâriâtres, un petit bonhomme qui envoûte tous les monstres de sa musique -ou presque-, des frères dévoués, des diables trompeurs, des malédictions déroutantes... La faim est un thème lancinant, qui revient comme une mauvaise carie dont on ne peut se débarasser car la nourriture est pour ces esclaves un ""il n'a pas fallu moins d'une loi, d'une ordonnace, d'une circulaire ministérielle et d'un arrêté du gouverneur (1845-1846) pour que les maîtres-béké se décident à distribuer à chaucun de leurs esclaves quelques livres de farine-manioc et deux-trous bouts de morue hebdomadaires." obsessionnel trésor" :
L'univers chamarré de la Martinique et son imaginaire évocateur éclatent, portés par des dessins colorés et, page après page, le lecteur se laisse envoûter par le charme millénaire de ces contes :
"La voir, c'était voir ces libellules de matins frais que fascine la rosée. Et les prétendants la voyaient belle plus belle qu'une rumeur de pluie inventée en sécheresse par la soif des feuillages, et plus belle qu"une nacre intime dans les brisures d'un coquillage, et (pour précision) ils la voyaient beauté des étincelles du sel quand la mer reste docile au talon de lumière des chaleurs impossibles." p. 44
Veilles et merveilles créoles, Contes du pays Martinique, Patrick Chamoiseau, Editions le Square, 2014, 16 euros