Le Front nationaliste
de Fifille-la-voilà devrait réaliser
un score
historique.
Impensable. Après les chocs meurtriers et révoltants, qui laissent des empreintes de sang et de désarroi à nos âmes égarées, un autre choc se prépare-t-il dans les urnes? Un choc «démocratique», celui-là, mais non moins mortifère en tant qu’il risque de traverser de part en part la société et de rehausser les amertumes d’une France paumée et en morceaux, à défaut d’être déjà perdue. Voici un fait: le Front nationaliste de Fifille-la-voilà devrait réaliser un score historique, dimanche soir, lors du premier tour des régionales, avant, peut-être, de réaliser l’impensable le dimanche suivant, à savoir s’emparer de la gestion d’une ou deux des plus grandes régions de notre territoire remodelé… Nous y sommes. Ou presque. Le bloc-noteur écrit ces mots avec la pleine conscience d’une forme d’impuissance d’autant plus coupable qu’il n’a jamais cru à l’irrésistible ascension de ce parti pré-poujado-fascisant. Avez-vous le sentiment, vous aussi, que quelque chose de grave arrive, et que nous n’avons rien pu y changer? Comme si, par glissements successifs, nous n’avions pas eu de prise sur des événements dont les logiques et les conséquences nous ont échappé en partie. Comme un train fou. Un bateau ivre. Comme si nous nous trouvions au milieu d’un climat tempétueux et tellement hostile qu’il nécessiterait de se réfugier dans les abris, alors que, au contraire, tout devrait nous pousser à la lutte permanente et à ne rien laisser passer. Chacun possède sa part de responsabilité, dit-on dans ces circonstances. Mais, franchement, vous sentez-vous responsable en tant qu’individu d’un désastre aussi considérable?
Peuple. Que s’est-il donc passé? Il serait trop long –bien qu’il ne soit jamais trop tard– pour en expliquer ici toutes les causes. À l’heure où les Français s’apprêtent à voter, une vérité détestable mérite d’être néanmoins redite: que cela nous plaise ou non, les appels à la conscience démocratique et à l’éthique républicaine ne suffisent plus à prévenir le péril extrême-droitier et ses déclinaisons. La propagande idéologique –d’abord libérale, puis libéralo-nationaliste, puis
libéralo-nationalo-identitaire– a tellement diffusé dans le corps social environnant qu’elle a accrédité un pessimisme quasi anthropologique qui sous-tend que les hommes sont mus exclusivement par des intérêts égoïstes et que la concurrence entre les femmes et les hommes - forcément inégalitaires en fonction de leurs origines, de leur culture, etc. - est le seul facteur possible du progrès matériel. La montée du vote brun, aussi nihiliste soit-il, ne se nourrit pas seulement de l’inculture, de la haine de l’autre, du goût de l’ordre et de la baisse des valeurs républicaines. Elle tient pour une grande part à l’approfondissement de la crise économique et sociale et à la détresse qu’elle produit dans les couches populaires –détresse renforcée depuis l’élection de Normal Ier et ses politiques libérales. Perversion. Chez certains sociologues, l’hypothèse de l’insécurité culturelle est à la mode: depuis la mondialisation économique, tout ce qui fait lien se désagrège, la société républicaine cède le pas à un espace d’individus. D’où la montée en puissance d’une forme double de perversion morale: l’altérophobie et la démophobie sont à l’œuvre. Pourtant, l’insécurité culturelle n’est pas un thème identitaire destiné à masquer la question sociale, mais relève d’une question socio-économique qui a une puissante implication culturelle. Assigner l’individu à une identité est le contraire de la République, qui a fabriqué des citoyens libres liés par un contrat social. Alors? Relisons les poètes, les écrivains. Édouard Glissant: «L’utopie n’est pas le rêve, (…) elle est ce qui nous manque dans le monde (…). La fonction de la littérature comme
de l’art est d’abord d’inventer le peuple qui nous manque.» [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 4 décembre 2015.]