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Dans l'une de ses notes pour les Oeuvres romanesques d'Octave Mirbeau, Pierre Michel, à propos de Francis de Croisset écrit : « Francis de Croisset (1877-1937) de son vrai nom Francis Wiener, jeune écrivain belge ambitieux, qui avait réussi à arracher à Mirbeau une préface à ses Nuits de quinze ans en 1899, grâce à une lettre de recommandation rédigée par Clemenceau pour se débarrasser de lui... ». Cette préface, arrachée sur recommandation, la voici, elle est un prétexte pour Mirbeau, en dehors de rendre service à un ami, de revenir sur sa haine (« il faut haïr le rêve ») des poètes du rêve (lire les Symbolistes). On notera tout de même la facilité avec laquelle le grand romancier et critique, dispense les éloges à jeune homme de vingt et un ans, qu'il n'épargnera pas par la suite.
A M. FRANCIS DE CROISSET
Monsieur,
Vous êtes très jeune (ce n'est pas un reproche) ; vous avez le don de poésie, un talent ardent, une âme élégante et passionnée, de nobles ambitions (à votre âge toutes les ambitions sont nobles), et cette originalité presque unique de n'avoir pas, à quinze ans, solennellement et définitivement proclamé l'impuissance de l'amour et la gloire du Néant.
Ce dont je vous loue, sans réserve.
Faut-il vous louer aussi – ce que certains critiques ne manqueront pas de faire – d'être revenu aux vicilles formes classiques du vers, à cet alexandrin si sonore et si souple, si délaissé, pourtant, et dont un certain Hugo tira de notables harmonies ? Je vous assure que les questions de métrique me sont indifférentes, et le vers, je le conçois aussi bien traditionnel que libre, et libre qu'amorphe. Je ne lui demande que de m'émouvoir et de m'enchanter. L'outil m'importe peu ; c'est l'ouvrier seul qui m'intéresse. Etes-vous un bon ouvrier ?
Je vous flatterais – et vous ne me croiriez pas – si je vous disais que, plastiquement et spirituellement, vous avez réalisé, avec les Nuits de quinze ans, un chef-d'oeuvre. Votre avenir m'est trop cher – puisque vous m'avez offert cette bonne fortune de le tenir sur les fonts baptismaux de la publicité – pour que je vous adresse, comme au premier rimailleur venu, cet éloge vulgaire et discréditeur. Si vos Nuits ne sont pas encore un chef-d'oeuvre, elles en donnent l'espérance, et c'est déjà beaucoup, et c'est aussi très rare. Elles ont ceci de précieux pour moi qu'elles sont bien réellement le cri et, malgré l'artifice ici et là, le jaillissement spontané de votre jeunesse, l'expression naïve quelquefois, à force d'être insolemment jeune, de vos rêves – et de nos rêves – d'adolescent. Elles ont le trouble fiévreux, la violence de possession, le charme impur – et c'est ce qu'il faut – des pubertés qui s'éveillent et qui dans une seule et multiple étreinte voudraient conquérir tout l'amour... En elles – et c'est par là que je les aime, - je me revois parmi les images de ma jeunesse – paysages, figures et rêves, de très vieilles choses, déjà, un peu effacées aujourd'hui... impuretés, désespoirs, négations et blasphèmes, tout cela si candide !...
Vous n'avez pas encore souffert – et comment cela eût-il été possible que naissant à la vie, riche, heureux, choyé, aimé, vous ayez souffert en vous-même et dans les autres – ou si peu !... Car je ne prends pas pour de la vraie souffrance – Dieu merci ! - vos larmes vite séchées, ni vos découragements vite redressés en espoirs, ni vos ivresses de mourir, ni ce pessimisme tout extérieur, du reste, que, parmi tant d'enthousiasmes, je rencontre, parfois, dans vos poèmes, et par où s'accuse davantage et se complète, jusque dans la fanfaronnade romanesque et les luxures de collège, votre charme exquis d'être jeune, et de nous le dire, sans savoir que vous nous le dites... Mais, patience ! La souffrance viendra, à son heure ; elle vient toujours aux nobles coeurs prédestinés. Et je compte sur votre sensibilité si vibrante, sur la délicatesse, la force, la multiplicité de vos sensations devant la nature et devant la beauté, pour qu'elle soit complète et pour que vous en arrachiez des accents déchirants, des cris de révolte, de passion et de douleur, et, sans doute, le chef-d'oeuvre que vous portez en vous... Chez les poètes, c'est ainsi que tout finit !...
Je ne veux pas écrire une préface... Cela me semble bien solennel et si inutile ! Et vos vers sont là, qui diront, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, le poète que vous êtes. Je voudrais seulement vous mettre en garde contre un danger.
La génération poétique qui précéda la vôtre, à part deux ou trois exceptions glorieuses, n'a donné l'exemple que de pitoyables effondrements. Elle venait hautaine, méprisante, avec des casques d'or et des lys, décidée à tout détruire et à tout régénérer. Elle n'a rien détruit, et c'est elle qui est morte. Et elle est morte parce que, à la nature et à la vie, qui sont la source unique et jamais tarie de l'inspiration et de l'Amour, elle a voulu substituer le Rêve. Quand on est impuissant à penser, on rêve ; c'est plus facile ! Ah ! Vous connaissez cette histoire lamentable, dérisoire et triste des vierges pâles, des princesses malades, des héros insexués qui du haut des terrasses, sur les forêts sans arbres, les mers sans eau, les plaines de fumées, clamaient d'étranges symboles et de mystérieuses esthétiques... Et tout cela, déjà, a disparu.
Il faut répudier le rêve et aimer la vie... il faut entrer résolument dans la vie. La vie est belle, même dans ses hideurs, quand on sait la regarder. L'homme qui pense, l'artiste qui voit, le poète qui exprime, ne peuvent pas s'abstraire de la vie, sous peine de ne penser, de ne voir, de n'exprimer rien, de n'être rien !
Il faut haïr le rêve qui n'est que la forme difforme du néant, et redouter, tout en la chérissant, la vie, parce que si la vie est maternelle, pleine de trésors et de beautés pour ceux qui l'aiment, elle se venge de ceux qui la méconnaissent, cruellement et terriblement...
Octave Mirbeau.
Cité d'après :
Francis de Croisset : Les Nuits de Quinze ans. Préface d'Octave Mirbeau. Ollendorff, 1907, in-8, broché, V-170 pages, couverture illustrée par Ch. Léandre.