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d'après Maupassant (N°15)

Publié le 03 décembre 2015 par Dubruel

~~Plaidoirie d'un pêcheur à la ligne

D'après LE TROU (9 novembre 1886)

Au tribunal, voici comment Léon Gatien, un pêcheur du dimanche, raconta son crime : -" C'est un malheur dont je fus la première victime et dont ma volonté n'est pour rien. M'sieur l' Président, j' suis un honnête homme, tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé, considéré de tous. Chaque dimanche, nous allons près du pont d' Chatou et, toute la journée, ma femme Mélie et moi, nous pêchons car, M'sieur l' Président, nous aimons ça, la pêche à la ligne, oh, mais, là, comme les petits oignons ! C'est Mélie qui m'a donné cette passion-là, et même qu'elle y est plus emportée que moi, vu qu'en cette affaire, tout le mal vient d'elle. J' suis pas méchant pour deux sous, moi, M' sieur l' Président, mais Mélie, elle, oh là là ! Ça n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre, eh bien, c'est plus malfaisant qu'une fouine ! Je ne nie pas qu'elle ait des qualités ; elle en a, et d'importantes. Mais son caractère, sainte Vierge ! Voilà trois ans, j'avais découvert une place, mais une place !...Que j'en étais le Christophe Colomb, pour ainsi dire ! Au moins huit pieds d'eau ! Un trou... une vraie niche à poissons. Tout le monde disait : ''Là, c'est la place à Léon '' et personne n'y serait venu, pas même Hector Plumeau, qu'est connu, soit dit sans vouloir l'offenser, pour chiper la place des autres. Dimanche dernier, j' suis monté avec Mélie dans ma barque. On a amorcé, et qu'est-ce qu' j' vois ? : Mon trou, il était pris. Nom d'un nom de nom d'un nom ! Ça n' m'était jamais arrivé. Pi v'là qu' ma femme tempêtait. On a accosté. On s'est approché du pêcheur, un petit maigre, en coutil blanc. Sa dame, une grosse à l'air supérieur, trônait derrière lui, s'abritant du soleil sous un parapluie. Quand elle nous vit, v 'là qu'elle se mit à déblatérer : -''Y a donc pas d'aut' place sur la rivière ? '' Mon épouse lui répondit : -''Informez-vous dans l' pays : vous occupez un endroit réservé...'' Elle avait pas fini de parler que v'là mon voleur de place qui ramène un ch'vesne d'au moins un kilo. Moi, le cœur me bat. Et Mélie qui m' dit : -''L'as-tu vu, c'ui-la ! '' Et le p'tit coutil qu'en prend trois autres, coup sur coup. Je dev'nais fou. Ma femme était en ébullition. Elle m'a lançé : -''Ah ! Crois-tu qu'il te l' vole, ton poisson ? Misère ! Et toi, maintenant, tu ne prendras plus rien. Rien de rien.'' C'est à ce moment qu'arrivent de l'aut' côté d' la rivière nos deux témoins ici présents, messieurs Roman et Courbière. Le p'tit coutil continuait de pêcher. Il en prenait tant qu' j'en tremblais. Sa femme lui disait : -''Pour sûr, Désiré, la place est rudement bonne. Il faudra y revenir la prochaine fois !'' Moi, j' me suis senti un froid dans l' dos. Et Mélie qui m'harcelait : -''T'es pas un homme. Dans les veines, t'as qu' du sang d' poulet. V'là qu' tu laisses ton emplacement à un autre sans réagir ! '' Là, j' me suis senti touché. Je n' bronche pas c'pendant. Mais l'autre, juste à ce moment, il lève un brochet. Oh ! Jamais j'en avais vu d' tel. Jamais ! Et r'voilà Mme Gatien qui m' lance malicieusement : -''C'est ça qu'on peut encore appeler un poisson volé, vu qu'ici, c'est nous qu' avons amorcé.'' Alors la grosse au p'tit coutil s'est mise à hurler : -''C'est à nous qu' vous en avez ? '' -''J'en ai aux voleurs de poissons.'' -''Vous nous appelez des voleurs de poissons ?'' Puis la grosse tomba sur ma femme à coups d' parapluie. Pan ! Pan ! Mélie en r'çut cinq. Mais Mélie, elle rage et elle tape ! Elle vous attrape la grosse, et v'lan ! et re-v'lan ! Les gifles pleuvaient. Alors le p't'it coutil s'est levé. I' veut sauter sur ma femme. Ah ! Mais non ! Pas de ça, l'ami. Moi, j' lui fiche mon poing dans l'estomac. I' lève les bras. I' lève une jambe...et tombe à l'eau. J' l'aurais volontiers repêché, M'sieu l' Président, mais la grosse était en train de tripoter Mélie de belle façon ...pendant qu' l'aut' buvait son coup. J' pensais pas qu'il aurait pu se noyer dans c' trou. J' me disais seulement : -''Bah !, un peu d'eau, ça l' rafraîchira ! '' J'ai donc couru aux deux femmes pour les séparer et j'ai reçu gnons sur gnons ! Bref, i' m' fallut cinq minutes, p't-être dix, pour les écarter l'une de l'autre, ces deux crampons. Puis, J' me suis retourné : j'voyais p'us le p'tit coutil. L'eau était calme comme un lac. Et là-bas, sur l'aut' rive, mes témoins ici présents m' criaient : -''Qu'attendez-vous ? Repêchez-le ! '' Mais le p'tit coutil, il s'était noyé, sous huit pieds d'eau, comme j'ai dit. On arrive enfin à repêcher son corps. V'là les faits, tels que je l' jure. J' suis innocent, pour sûr. " Le prévenu fut acquitté.


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