Antoine n’est pas le seul à pratiquer ce type d’échange - appartement contre sexe - à Paris. Dans un contexte de crise du logement, la formule semble s’être répandue. Sur Missive, la rubrique parisienne «A louer» recense de nombreuses offres d’hommes proposant des colocations ou studios indépendants «contre services sexuels».Mais également de femmes, troquant leurs charmes contre un toit. Ailleurs, sur Kijiji, Vivastreet ou dans le journal gratuit Paris Paname, on trouve aussi des annonces, plus masquées. Le mot sexe n’apparaît pas, ce sont les mentions «pour jeune femme», «contre services» et l’absence de montant pour le loyer qui servent d’indices.
Exigences. Antoine est lucide sur les motivations de ses colocataires. «Je sais bien que si vous aviez les moyens de vous loger autrement, vous ne viendriez pas chez moi.» Ce qui n’entraîne aucun scrupule quant à ses exigences, dont la liste s’allonge au fil de l’entretien. «Je veux pouvoir vous observer aux toilettes. J’aimerais que vous soyez là le soir quand je rentre. Ce serait bien si on pouvait dormir ensemble. Je veux du ménage et du repassage.» On quitte Antoine en pleine description des jeux «uro-scato» dans lesquels il nous imagine. Pour rejoindre notre deuxième rendez-vous.
Dans cette rue sombre proche de la gare Saint-Lazare, l’homme attend au bas de l’immeuble, silhouette courbée rasant les murs. L’adresse qu’il nous a donnée au téléphone n’est pas la bonne. Il nous entraîne un peu plus loin, dans une arrière-cour, puis dans un petit ascenseur sans lumière. Au sixième étage, on débouche dans une chambre d’à peine dix mètres carrés : un néon verdâtre, un vieux lit en mezzanine et une douche en plastique crasseuse. «Voilà, dit Amar. 650 euros, à négocier si arrangement.»
Enervement.La formule est la même que dans l’annonce postée sur Missive. On demande des précisions. «450 eurosplus deux week-ends de sexe par mois», répond-il. Amar habite en banlieue : les «week-ends de sexe» peuvent avoir lieu ici ou chez lui, dans les Yvelines. «Je peux faire un bail, mais il va falloir être très gentilles.» Amar a fermé la porte, et reste debout, appuyé contre la poignée. Son ton devient agressif : «C’est une bonne offre, les agences demandent 850 euros plus une caution pour ça.» «C’est pas une arnaque», répète-t-il de plus en plus énervé et menaçant. Nous demandons à visiter les toilettes sur le palier. Et prenons précipitamment congé.
De tous les hommes contactés, Laurent, 32 ans, est le seul à manifester une certaine timidité. Dans son studio propret du XVe arrondissement, il parle de tout, du temps qu’il fait, et surtout pas de l’annonce qu’il a passée. «J’ai connu Missive par leur rubrique de rencontres SM, se lance-t-il enfin. Je n’aurais jamais eu l’idée de proposer un hébergement contre du SM si je n’avais pas découvert là que ça se faisait.» Documentaliste, Laurent est un beau jeune homme svelte, les épaules carrées, le visage doux. «Ce que j’aime, confie-t-il,c’est être attaché. Servir à table en soubrette. Lécher des bottes en me prosternant.» Laurent propose de partager son modeste clic-clac en échange de quelques séances de ce type. «Je ne demande pas de relations sexuelles classiques. L’idée, c’est que ça reste cool. La fille a la clé, elle mène sa vie, mais juste, de temps en temps, elle me dit : "Fais ça." Ou moi, spontanément, je m’y mets, je lui sers de chaise, de repose-pieds.» Laurent a déjà eu deux expériences de colocation qui se sont «très bien passées». «Peut-être que les filles sont poussées à ça par leurs difficultés, admet-il. Mais, au final, chacun y trouve son compte.»
C’est aussi le credo de Julien, 30 ans, qui parle d’«échange de bons procédés». Agent de sécurité, il héberge régulièrement «des filles» dans son joli deux-pièces de l’Ouest parisien. «Ce sont souvent des escorts, qui viennent de province se faire un peu de fric à Paris. Je les reçois pour un mois ou deux, rarement plus, parce qu’après on se lasse.» Plutôt distant, Julien explique qu’il ne demande pas d’argent mais «du sexe classique» et «pas de prise de tête, parce qu’[il a] déjà eu des filles qui [lui] ont mis le bordel». Ses «colocataires» disposent du canapé-lit du salon, tandis qu’il dort dans sa chambre. Peu de temps après notre visite, il envoie un texto :«Désolé, ça va pas le faire.»Didier, au contraire, est «très, très motivé», comme il le répète dans ses nombreux messages. Il nous propose un deux-pièces dans le XVIIIe contre «550 euros, plus deux trois rencontres par mois». Il habite ailleurs avec femme et enfants, mais peut se «débrouiller» pour nous rejoindre les week-ends. Malheureusement, l’appartement n’est «pas encore» visitable. «J’attends le départ des locataires», nous explique-t-il lorsque nous le rencontrons à la terrasse d’un café. En attendant, il propose de «commencer» déjà le sexe. «Pour voir si on se plaît».
Sur Missive, plusieurs messages d’internautes mettent en garde contre ces «tests» préalables. «Ça m’est arrivé trois fois, raconte Lætitia, 26 ans. Les types te font visiter, te demandent de coucher immédiatement. Et ensuite, plus de nouvelles. Parfois, c’est même pas leur appart qu’ils t’ont montré. Ils ont pris les clés d’un copain.» Il y a six mois, Lætitia a décidé de passer sa propre annonce «pour avoir le choix». Elle a depuis reçu quelques propositions «intéressantes». «Mais quoi qu’il arrive, prévient-elle, il faut rester méfiante.»
Pierre Allain, le webmaster de Missive, reprend le même appel à la «prudence», sans pour autant censurer «ce qui relève d’un échange entre adultes consentants». «Il y a là parfois des hommes qui profitent de la détresse de jeunes femmes. Nous mettons en garde nos internautes. Mais nous ne pouvons pas faire une enquête pour chaque annonce.» Missive est hébergé en Suisse, comme la plupart des sites francophones proposant les services de prostituées ou escorts. «La Suisse a une législation plus permissive que la France, reconnaît Pierre Allain. Reste que, même en France, un homme a le droit de proposer un logement contre des services sexuels.»
«Habileté». «Cela s’apparente à de la prostitution, ce qui n’est pas interdit, nous confirme une source policière. Seul le site Internet qui héberge les annonces peut être poursuivi pour proxénétisme s’il est en France. Mais ce genre de poursuites aboutit rarement.» Hors Missive, pourtant, la plupart des sites et journaux d’annonces concernés expliquent qu’ils font tout pour «supprimer» ces annonces. «On en voit apparaître dans la rubrique "Colocation", on les transfère immédiatement dans celle des rencontres érotiques», dit Virginie Pons, responsable de la communication chez Vivastreet. «Nous n’acceptons pas ces annonces chez nous», affirment quant à eux Benjamin Glaenzer, directeur général de Kijiji France, et Bernard Saulnier, le patron de Paris Paname. Tous deux notent cependant «l’habileté» des annonceurs pour déjouer leurs contrôles.
Stéphanie a 38 ans, elle est «escort occasionnelle». Contactée via le tchat de Missive, elle déconseille formellement le troc «appart contre sexe». «J’ai une amie qui a fait ça. Elle s’est retrouvée à la rue du jour au lendemain. Tu deviens dépendante d’un type qui risque de t’en demander toujours plus, en menaçant de te jeter si tu refuses. Sincèrement, il vaut mieux se prostituer pour payer son loyer : tu restes libre.» Sur le même tchat, puis par téléphone, on discute avec Tina, 35 ans, qui, elle, profite depuis quatre ans d’un logement contre «services sexuels» dont elle se dit ravie. «Il ne faut pas choisir un homme jeune, car il ne te gardera pas longtemps, il aura envie de changement, conseille-t-elle. Le mien, il a 62 ans. Je l’ai rencontré sur les Champs-Elysées. Il vit à Dubaï et vient en France de temps en temps. Sinon, je suis seule dans l’appart, 115 mètres carrés dans le XVIe arrondissement.»
«A la porte». Zara, 23 ans, étudiante, n’est pas aussi bien tombée. Elle accepte de nous rencontrer dans un café parisien, «pour parler de ces types qui profitent des filles paumées». Il y a trois ans, Zara a passé une annonce dans Paris Paname : «Jeune fille cherche logement contre services.» «Je pensais ménage, repassage, baby-sitting, dit-elle. J’ai eu des dizaines de réponses. Que des hommes. Qui voulaient tous du cul.» Originaire du sud de la France, Zara ne veut pas détailler les raisons qui l’ont poussée à quitter sa famille. «Je n’avais pas le choix.» Elle a fini par accepter une colocation avec un homme, puis une autre. «Deux fois, je me suis retrouvée à la porte, sans nulle part où aller, parce que je ne voulais pas faire ce qu’ils me demandaient. Ces mecs-là ont besoin de sentir qu’ils exercent un pouvoir sur toi. Ils t’en veulent de savoir que si tu n’étais pas dans la merde, tu ne les aurais jamais regardés.»
Aujourd’hui, Zara a un travail, un appartement. Heureuse et soulagée que ces mois de «galère» soient derrière. «Tandis qu’eux, ajoute-t-elle quand même amère, dans dix ans, ils en seront toujours au même point. A passer et repasser leur annonce pour trouver des filles.»"
(1) Les prénoms ont été changés.
Source: Libération, 06 février 2008.