"Le point de démence de quelqu'un, c'est la source de son charme."
Delphine, la narratrice, raconte rétrospectivement la relation particulière qui s'est ébauchée entre elle et L. rencontrée dans une soirée. Cette L. la séduit peu à peu et les deux femmes deviennent amies, L. sachant se rendre indispensable. Nécessaire. Toujours là quand on a besoin d'elle. L'incarnation vivante de l'amie parfaite. Avec un côté inquiétant, presque aliénant, peut-être la marque indélébile de la véritable amitié ?
"Peut-être était-ce d'ailleurs cela, une rencontre, qu'elle soit amoureuse ou amicale, deux démences qui se reconnaissent et se captivent." p. 178
Les deux amies sont souvent en harmonie sauf sur un point : Delphine est une écrivain entre deux romans, elle a connu le succés avec son roman précédent très autobiographique, et aimerait maintenant revenir à la fiction, ce à quoi s'oppose fortement L :
"Les gens s'en foutent. Ils ont leur dose de fables et de personnages, ils sont gavés de péripéties, de rebondissements. Les gens en ont assez des intrigues bien huilées, de leurs accroches habiles et de leurs dénouements. Les gens en ont assez des marchands de sable ou de soupe, qui multiplient les histoires comme des petits pains pour leur vendre des livres, des voitures ou des yaourts. Des histoires produites en nombre et déclinables à l'infini. Les lecteurs, tu peux me croire, attendent autre chose de la littérature et ils ont bien raison : ils attendent du Vrai, de l'authentique, ils veulent qu'on leur raconte la vie, tu comprends ? La littérature ne doit pas se tromper de territoire." sinon les personnages "seront comme des mouchoirs en papier, on les jettera après usage dans la première poubelle venue." p. 139
Pour Delphine sonner juste suffit :
"Je crois que les gens savent que rien de ce que nous écrivons ne nous est tout à fait étranger. Ils savent qu'il ya toujours un fil, un motif, une faille, qui nous relie au texte. Mais ils acceptent que l'on transpose, que l'on condense, que l'on déplace, que l'on travestisse. Et que l'on invente. " Elle ne croit pas que le réel suffise : "Le réel, si tant est qu'il existe, qu'il soit possible de le restituer, le réel, comme tu dis, a besoin d'être incarné, d'être transformé, d'être interprété. Sans regard, sans point de vue, au mieux, c'est chiant à mourir, au pire c'est totalement anxiogène. Et ce travail-là, quel que soit le matériau de départ, est toujours une forme de fiction." p. 331
Débat sans fin durant lequel les passions de l'une et l'autre s'exacerbent, instillant le doute dans l'esprit de la narratrice comme du lecteur : L. aurait-elle un projet plus vaste en tête que de simplement conquérir l'amitié de Delphine ? Est-elle une jeune femme équilibrée rencontrée par hasard ou une manipulatrice de génie ? Qui est-elle vraiment ? Et finalement existe--t-elle réellement ? Dans quelle réalité ? celle du roman de Delphine de Vigan ? Dans la vie de l'auteur ? Dans la vie de la narratrice ? Les frontières s'estompent et la narratrice-auteure nous met au défi de démêler le vrai du faux "D'ailleurs, ce pourrait être un projet littéraire, écrire un livre entier qui se donnerait à lire comme une histoire vraie, un livre soi-disant inspiré de faits réels, mais dont out, ou presque, serait inventé." p.448
Avec génie, Delphine de Vigan revisite le Misery de Stephen King et ce rapport intense qui s'établit entre le lecteur et l'auteur. Elle nous rappelle que l'important n'est pas de démêler le vrai du faux mais d'être pris par une histoire, emporté, coupé du monde pendant le laps de temps que l'on passe immergé dans les pages. Pari réussi !
Prix Renaudot et Prix Goncourt des lycéens.