Douche à l’acide pour le capitalisme au théâtre de la Bastille. Dans une mise en scène brillante et hilarante, Vincent Thomasset farfouille les entrailles du marché du travail, l’oeil dans la serrure du monde cruel et risible des petites annonces.
Courtesy Théâtre de la Bastille, © photo Vincent Pontet.
« Lettres de non-motivation » présente le résultat d’un projet de Julien Prévieux qui, sur plusieurs années, s’est évertué à répondre à de vraies petites annonces pour l’emploi en envoyant des lettres de « non-motivation », expliquant les raisons de son refus du poste. Le fruit de cette expérience, c’est un portrait au vitriol du monde du travail aujourd’hui, dont les injustices et les couacs nous sautent brutalement aux yeux.
La pièce se présente comme un dialogue entre lettres des recruteurs et des « postulants », mêlant écrit et oral dans la mise en scène afin d’éviter la monotonie d’une lecture de monologues. Défilent donc devant nos yeux les comédiens qui interprètent tour à tour la question ou la réponse, la proposition ou le refus. Ainsi, on plonge dans les abysses du monde de l’embauche : les annonces surfaites, les demandes irrationnelles, les instigations malsaines et de l’autre côté le jeu insidieux de la concurrence, l’angoisse démesurée, l’exagération abusive.
Histoire qu’on ne ressorte pas de là complètement déconfit, la satire se mêle à une ironie certes cinglante mais à mourir de rire. C’est incisif, mais la mayonnaise prend, et si certaines scènes sont proprement hilarantes, c’est loin s’en faut l’unique intérêt de la pièce. Extraordinaire par son génie, qui, bien sûr, est issu du texte indéniablement brillantissime, son ingéniosité dans la mise en scène rend une heure trente de lecture de texte extrêmement attractive. On ne s’ennuie à aucun moment et la performance de certains comédiens est remarquable dans leurs tirades enflammées ou leurs chorégraphies loufoques. C’est une véritable leçon de la langue tant dans la variation des intonations, le jeu, la lecture même des récitatifs que dans la langue employée, les discours et registres formidablement adaptés ; il y a tant de petites touches délectables dans ce spectacle.
Courtesy Théâtre de la Bastille, © photo Vincent Pontet.
Mais au delà de la pièce et sa drôlerie, il y a du cynisme. D’un rire salvateur et exutoire on passe au rire jaune ; au fur et à mesure des scenarii, on prend conscience que c’est de soi-même qu’on se moque, car nous sommes tous les victimes consentantes de l’engrenage infernal de cette société dérisoire. On rit alors de nos propres contradictions – c’est là tout l’intérêt du théâtre – qui nous enserrent dans cette abjecte société de la productivité, de la rentabilité, du profit, de la concurrence ; nous nous jetons dans ce cercle infernal, comme les bêtes vont sagement à l’abattoir.
Le but premier du réalisateur, je ne le connais pas. Je crois qu’il tentait de nous mettre face à nous-même, par dégoût de cette société commerciale. Aux éclats de rire se mêle le sentiment d’être le dindon de la farce mais c’est un électrochoc salutaire. Viennent alors les questions : sommes-nous si consentants à notre propre malheur ? L’esprit révolutionnaire, revendicateur est-il mort ? Notre ironie est-elle si résignée que nous nous jetons dans la gueule du fauve sans protestation ? Pour moi, les lettres de non-motivation ne sont pas une apologie de l’oisiveté. Il ne s’agit pas ici de proclamer le droit à ne rien faire, mais bien de faire une critique acerbe de notre société et du monde du travail tel qu’il est et tel qu’y sont confrontés les demandeurs d’emplois aujourd’hui.
Julien Prévieux s’érige contre le dérangeant et malsain rapport de force qui régit toute la sociabilité du travail. Le chômage, les filières bouchées, instaurent – presque malgré eux – un déséquilibre dans ce duel : la toute puissance de l’offrant le rend « supérieur » aux postulants qui s’entassent à la porte, tentant par tous les stratagèmes d’obtenir le susdit emploi, se modelant parfaitement à l’offre ou au contraire se démarquant par n’importe quel moyen. Cela est rendu à merveille dans la pièce car avec tout l’humour et l’ironie possible, les lettres de non-motivation sont des exemples parfaits de la lettre de motivation ! Chacune répond parfaitement à l’annonce, avec le ton adéquat, est ciblée et individuelle et par ailleurs, correspondant parfaitement au prototype extra-poli et fleuri que l’on a inventé comme convention de la lettre de motivation. D’ailleurs dans le même temps, tout le langage « embauche » est tourné en dérision.
Courtesy Théâtre de la Bastille, © photo Vincent Pontet.
Ah, les lettres de motivation… Quel bien grand concept que celui-là ! Qui n’a pas déjà passé des heures à se tuer à écrire la plus parfaite banalité originale – une contradiction bien adéquate – dans l’unique but d’être ensuite décortiqué au couteau à huître par un anonyme caché derrière sa pile de CV tous similaires tel saint Pierre devant la porte de l’Eden, ou plutôt tel le sphinx de Thèbes prêt à décider de notre sort prochain ? La honte est cuisante.
La pièce attise alors notre propre réflexion : la lettre de motivation, l’entretien est-il la meilleure façon de sélectionner des individus pour un emploi ? Il faut se poser la question ! Personne ne remet en cause ce système du profit et de la concurrence, et si nous, qui en sommes les premières victimes, n’agissons pas contre cela, alors qui ? Oui, il y a peut-être matière à creuser dans la façon dont la sélection des individus s’opère dans notre société, notre pays, notre région. Quoi, alors ? Le concours, qui s’appuie uniquement sur des connaissances, un intellect, est-il système plus juste ? Je vous laisse la question en suspens.
Les Lettres de non-motivation sont là pour qu’on se dise : il doit bien exister quelque chose de plus égalitaire que d’aligner des banalités sur un bout de papier tentant d’expliquer à coup de formulations symptomatiques pourquoi on est le meilleur – la société du meilleur, là encore, quel humanisme ! –, faisant miroiter des capacités que nous n’avons pas et dont nous n’aurons pas besoin, tout cela dans l’espoir que cela masque notre propre décrépitude et notre propre culpabilité d’avoir laissé tout cela nous arriver.
Originales, provocatrices, intelligentes, drôles … les Lettres de non-motivation sont un concentré explosif à consommer de toute urgence.
Le spectacle, monté au théâtre de la Bastille à l’occasion du Festival d’Automne, est terminé mais on espère de tout coeur une reprise ou une tournée à la rentrée ! Mais en attendant, des extraits du texte génial de Julien Prévieux sont disponibles ici, sur son site.
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Lettres de non motivation, par Vincent Thomasset
d’après le projet de Julien Prévieux
Avec David Arribe, Johann Cuny, Michèle Gurtner, François Lewyllie, Anne Steffens.
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