Il est rare qu'un journal р grand tirage щmette des opinions qui sont totalement conformes aux miennes. Cela est mъme tellement exceptionnel que cela vaut la peine d'ъtre transcrit sur mon blog. En l'occurrence, il s'agit de la chronique лаVers une prospщritщ sans croissanceа?а╗ deCyprien Mycinskidans La Croix du Nord du vendredi 13 novembre 2015.
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лаQu'ils parlent de лаstagnation sщculaireа╗ ou de лаbaisse tendancielle du taux de croissanceа╗, de nombreux щconomistes de tous bords admettent peu р peu l'idщe que l'шre de la croissance forte est dщfinitivement rщsolue.
Pour Paul Krugman, Thomas Piketty ou Daniel Cohen, les vieilles nations industrielles doivent s'habituer р une augmentation beaucoup plus modeste de leur PIB dans les prochaines dщcennies.
Longtemps considщrщe comme conjoncturelle, la faiblesse de la croissance apparaюt donc dщsormais comme une rщalitщ structurelle. La France par exemple, a, durant les cinquantes derniшres annщes, perdu un point de croissance par dщcennieа: de 5,9 % en moyenne durant la dщcennie 1960, on passe р 4,1 % la dщcennie suivante, puis р 2,4 % dans les annщes 1980, 2,1 % dans les annщes 1990, 1,4 % entre 2000 et 2010 pour dщsormais difficilement approcher 1 %. Contrairement р ce que l'on pourrait penser, cette situation n'est pas propre р notre pays et, р l'щchelle dщcennale, les chiffres sont assez proches dans les autres pays industrialisщs.
Pourtant, le refrain bien connu qui fait de la croissance le seul remшde possible aux problшmes de la sociщtщ, р commencer par celui du chЇmage, n'a jamais cessщ d'ъtre rщpщtщ comme une antienne. лаLa croissance, c'est de l'emploi, l'emploi, c'est de la consommation, , la consommation, c'est de la croissanceа╗а: hors de ce лаcercle vertueuxа╗, point de salut.
Il ne s'agit pourtant que de la reconduction d'une pensщe devenue obsolшte. Pour les dщvots de la croissance, l'щconomie, comme aux plus belles heures du productivisme, ne pourrait fonctionner que par une augmentation constante des quantitщs de marchandises produites et щcoulщes р grand renfort d'aliщnation publicitaire, d'obsolescence programmщe et de vie р crщdit.
En 1930, dans un article intitulщ лаPerspectives щconomiques pour nos petits-enfantsа╗, l'щconomiste Keynes considщrait qu'р l'horizon d'un siшcle les besoins щconomiques seraient satisfaits, que la croissance cesserait d'ъtre un impщratif et que les humains n'auraient plus р travailler que trois heures par jour en consacrant le reste de leur temps aux choses vraiment importantes... La prospщritщ sans croissance deviendrait alors un objectif atteignable.
Avec une population relativement stable, nous pourrions nous emparer de cet objectif et nous diriger vers une лащconomie douceа╗ (l'expression est de Jean Gadrey) qui rщpartit le travail nщcessaire et s'attelle р l'amщlioration de la qualitщ plutЇt qu'р l'augmentation des quantitщs.
L'exemple de l'agriculture est ici щloquent. Dans le modшle de l'agriculture productiviste, seuls les plus gros, en travaillant sans relтche, parviennent р survivre en augmentant constamment leur productivitщ pour rщsister р la concurrence. Mais si on considшre que notre agriculture produit dщjр suffisamment – et c'est largement le cas -, on peut chercher р produire mieux, plus vert, plus sain, et dans ce cas, р quantitщ produite щquivalente, le travail humain nщcessaire est nettement plus important.
Ainsi, pour produire autant de fruits et de lщgumes qu'une exploitation productiviste, une exploitation d'agriculture biologique nщcessite 40 % de travail humain supplщmentaire. Dans d'autres secteurs, des logiques similaires se retrouvent.
Dans le commerce par exemple, l'augmentation constante de la productivitщ passe largement par la concentration des firmes, la constitution de stocks toujours plus consщquents de produits р vendre, une automatisation des tтches toujours plus poussщe et une perte de qualification des employщs du secteur. La croissance alors, cela signifie par exemple Amazon et ses quelques man╜uvres qui courent d'une extrщmitщ р l'autre d'un entrepЇt pour rщunir les produits commandщs alors que des milliers de libraires disparaissent dans le mъme temps. Choisir la qualitщ plutЇt que la quantitщ permet lр encore l'existence d'emplois plus nombreux, et qui plus est d'emplois riches de sens.
L'idщologie de la croissance ne propose enfin qu'une fuite en avant infinie incompatible avec notre monde fini. Car, au moment o∙ va s'ouvrir р Paris la Confщrence mondiale sur le Climat (COP21), on peut rappeler que produire plus, quelles que soient les normes adoptщes, gщnшre une pression щcologique sur notre environnement. Quand bien mъme on produirait des voitures qui, р l'unitщ, sont moins polluantes, l'industrie automobile prise dans son ensemble, en construisant toujours plus de vщhicules, pшse sans cesse davantage sur l'environnement par ses besoins croissants en matiшres premiшres et par la pollution elle aussi croissante qu'щmet un parc automobile mondial en croissante augmentation.
La journaliste Bщnщdicte Manier a recensщ quelques-unes des initiatives qui s'attachent р renouveler l'щconomie. Ces лаrщvolutions tranquillesа╗ se multiplient et c'est heureux. Espщrons que grтce р elles le culte d'une croissance de toute faчon disparue s'щteindra bientЇt et que s'imposera une лащconomie douceа╗ fondщe non sur l'accumulation mais sur l'amщlioration.а╗
En savoir plus
Agnшs Sinaя (dir.), Economie de l'aprшs-croissance, Presses de Sciences Po, en 2015-12-01
Daniel Cohen, Le monde est clos et le dщsir infini, Paris, Albin Michel, 2015
Jean Gadreyа: лаCroissance, un culte en voie de disparitionа╗, Le Monde diplomatique, novembre 2015
Bщnщdicte Manier, Un million de rщvolutions tranquilles, Paris, Les liens qui libшrent, 2012
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Merci donc р Cyprien de clarifier ainsi nos pensщes. Nous allons donc continuer р le suivre attentivement. Bonne continuation р lui et р toute l'щquipe de La Croix du Nord.