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La Faiseuse d’anges

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

:star: La Faiseuse d’anges 

En novembre, la loi Veil fêtait son 40 ème anniversaire. Quatre décennies plus tard, cette loi qui donne aux femmes le choix de la maternité provoque toujours de nombreux débats. Que l’on soit pour ou contre l’IVG, l’essentiel reste que nous gardions la possibilité de choisir. Je vous propose cette semaine un texte sans prétention pour rappeler comment cela pouvait être avant…

Loi veil
Le tintement sonore de la cloche, suspendue au-dessus de la porte de la boutique, fit sursauter Louison quand elle en franchit le seuil. L’espace de quelques secondes, il était parvenu à couvrir les chamailleries de Jean et de Louis, et les pleurs de Marie qui venait de se réveiller dans sa poussette. Gênée par le manque de mobilité de cette dernière, la mère de famille manœuvra tant bien que mal pour franchir la porte qui se refermait sans arrêt sur eux tout en maîtrisant les deux garçons de deux et trois ans qui refusaient de rentrer dans la mercerie.

— Ça sent pas bon dans le magasin, chouina le plus âgé, Louis, en se pinçant le nez pour prouver ses dires.

Louison était à bout de souffle, fatiguée par une nuit blanche et les disputes de ses deux plus jeunes fils. Il n’était pourtant que 9h. La journée était loin d’être terminée. Après avoir déposé Margot et Germain à l’école, elle s’était hâtée pour arriver dès l’ouverture de la boutique. Elle voulait parler à Madame Simone avant que les commères du village n’investissent l’étroite mercerie et n’en fassent, comme chaque matin, leur quartier général. Tout en farfouillant dans les tiroirs à boutons ou manipulant pendant des heures les rouleaux de tissu multicolores, sans vraiment  y prendre garde, les mégères ne perdaient pas une seule occasion de déblatérer au sujet des dernières rumeurs. Deux jours plus tôt, Louison était venue trop tard. Elles étaient rassemblées autour du panier à pelotes de laine qui trônait au centre de la mercerie pour commenter à voix basse la liaison supposée du boucher avec la fleuriste.

— Elle n’est veuve que depuis un an. Rendez-vous compte ! s’était exclamée la vieille Rougeaud, veuve, elle, depuis vingt ans et jamais remariée.

Derrière son comptoir, Madame Simone observait et écoutait sans rien dire, s’affairant à trier les commandes reçues à l’ouverture. Parfois, ses bruyantes clientes lui lançaient un «  J’ai pas raison Simone ? », histoire de la faire participer à la conversation. La mercière acquiesçait toujours. Elle n’était pas contrariante, Madame Simone, même si dès que les sorcières reformaient leur cercle pour psalmodier front à front leurs commérages, elle ne pouvait s’empêcher de secouer la tête en levant les yeux au ciel. Elles étaient de bonnes clientes et il ne fallait pas contrarier les bonnes clientes.

Ce matin-là, elles n’étaient pas encore arrivées. Empêtrée au milieu de sa bruyante progéniture, Louison soupira de soulagement. Aujourd’hui, elle était bien décidée à parler à la vieille femme. Depuis qu’elle s’était rendu compte de son état, elle était venue à plusieurs reprises, mais, à chaque fois, elle s’était défilée ou avait trouvé de bonnes excuses. Les enfants étaient trop énervés pour patienter dans la boutique qu’elle s’entretienne avec la mercière… ou alors cette dernière n’avait pas l’air dans de bonnes dispositions…ou … ou… Ce matin, aucune excuse ne tiendrait. Le temps passait et bientôt elle n’aurait plus d’alternative.

Pourtant, devant cette femme d’âge mûr, digne tant dans sa posture que dans ses traits fins, la détermination de Louison fondit comme neige au soleil. Mal à l’aise, face aux yeux bleus perçants qui la scrutaient par-dessus des verres en demi-lunes, la jeune femme rabroua une fois de plus ses deux terreurs pour leur intimer le silence et se perdit dans la contemplation de pièces de tissu qu’elle n’avait pas les moyens de s’offrir. Faisant mine de chercher une quelconque marchandise, Louison jetait de temps à autre des coups d’œil derrière le comptoir où se tenait Madame Simone. Occupée à garnir les présentoirs  à rubans, la vieille femme tâchait de ne pas manifester son impatience face aux enfants qui avaient pris sa boutique pour une arène de combat.

Cela faisait quelques jours déjà qu’elle avait remarqué le manège de la petite Louison. La semaine précédente, elle était venue tous les jours sans rien n’acheter. Cela devait bien faire 10 ans qu’elle n’avait pas franchi le pas de sa porte ; depuis son mariage, il lui semblait bien. C’était en 1962 ou 63, elle ne savait plus trop, mais Simone se rappelait encore de la sortie des mariés de l’église, de l’autre côté de la grande place. Ce qu’ils étaient comiques ce jour-là… Gontran, ce grand échalas de 25 ans sans charme ni saveur, poussé par son cul béni de père à épouser une gamine d’à peine 16 ans… La petite était heureuse. Ça s’était vu à son sourire béat et à ses grands mouvements de main enfantins pour saluer tous ses invités.

Maintenant, c’était une toute autre histoire. La gamine avait grandi, mais paraissait bien avoir dix ans de plus. Ses cheveux blond filasse noués en tresses au-dessus de sa tête lui donnaient l’air d’une Alsacienne d’avant-guerre. Et ces cernes, ces traits tirés, cette posture avachie… Simone en avait vu des dizaines comme elle passer dans sa boutique. Elle était sûre qu’une fois encore, la petite allait repartir sans rien dire. Elle décida alors de prendre les devants.

— Venez les mômes : il y a des gâteaux dans l’arrière-boutique, proposa-t-elle.

Les deux garnements, les mains agrippées à leurs tignasses respectives suspendirent leurs gestes et se consultèrent du regard après avoir dévisagé la mercière. Tels deux jeunes taureaux s’élançant sur une muleta, ils foncèrent dans un même mouvement  vers le rideau qui protégeait  le passage vers l’annexe et que Simone écartait d’une main. Louison fut plus longue à réagir ; observant le trou sombre par où ses enfants venaient de disparaître et le visage impassible de Simone. Dans sa poussette, la petite Marie avait fini par se rendormir. Pas étonnant après la nuit qu’elle venait de passer. Les dents, à tous les coups…

— J’ai pas toute la journée, gronda la vieille en s’engouffrant à son tour dans le passage.

La panique submergea soudain Louison. Son regard affolé scruta l’extérieur de la boutique par la vitrine ornée de dentelles et de coiffes brodées. La place du village était engloutie dans une nappe épaisse de brouillard. Il faisait froid en ce mois de novembre et les habitants avaient peine à sortir de la chaleur de leur foyer. Personne ne l’avait vue entrer dans la mercerie : c’était maintenant au jamais. Timidement, comme une élève convoquée chez le directeur, Louison cala la poussette derrière le comptoir, à l’abri des regards et du courant d’air froid qui courait sous la porte d’entrée mal isolée, et suivit la vieille femme.

Madame Simone était une sommité dans le village,  « l’âme de la ville » claironnait le Maire. Louison avait toujours été impressionnée par cette ancienne infirmière, reconvertie à l’approche de la retraite en femme d’affaires hors pair. Une figure incontournable donc, mais dont peu de personnes connaissaient les activités annexes. Louison prit place  sur la chaise que lui désignait Simone. A l’autre bout de la table, les deux garçons s’empiffraient d’une brioche moelleuse dont l’odeur pourtant appétissante eut presque raison de Louison. Une vague de nausée lui fit détourner le regard vers son hôtesse. Cette dernière, drapée dans son éternelle blouse bleue, versait  de l’eau bouillante dans deux tasses de thé. Elle prit place en regardant avec compassion les deux meurt-de-faim qui faisaient un sort à sa pâtisserie.

— Gontran a perdu son travail à l’usine le mois dernier. Les dernières semaines ont été difficiles. Même s’il a retrouvé du travail à la scierie,  son salaire est loin d’égaler celui de l’usine, commença Louison pour justifier le manque de savoir-vivre de ses deux fils.

— De combien de semaines ? enchaîna Simone en désignant le giron de Louison d’un mouvement de menton.

La jeune femme se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux.

— Deux mois… Je crois, bredouilla-t-elle en coulant un regard vers ses garçons. Je ne peux pas le garder… Gontran n’est pas au courant et il ne doit pas le savoir… Vous comprenez avec ses parents qui sont très croyants… ils ne comprendraient pas…

Madame Simone, les mains autour de la tasse chaude, attendit patiemment que la petite ait terminé ses explications entrecoupées de sanglots contenus. Elle connaissait l’histoire par cœur, chaque argument sur le bout des doigts. Elle les entendait depuis cinq ans, depuis qu’elle avait ouvert la mercerie. La première à être passée entre ses mains expertes avait été la fille du notaire. Une fille de bonne famille, âgée de 18 ans, tombée enceinte sans que l’on sût qui était le père… il n’en avait pas fallu plus à la mère pour faire appel à ses compétences médicales pour « régler le problème » comme on efface une ardoise. La fauteuse de trouble était arrivée hébétée et était repartie en pleurs. Mais,  cela, Simone ne pouvait rien y faire. La gamine allait devoir vivre avec, poser une chape de plomb sur ce secret inavouable. Il en allait de son avenir et de la sécurité de la mercière.

— C’est illégal, lui rappela Simone à voix basse. Tu dois me promettre de ne rien dire ou nous risquons toutes les deux la tôle.

Une expression épouvantée traversa les yeux bleus de Louison. Elle  acquiesça néanmoins vigoureusement.

— Je n’ai pas la somme nécessaire. Il me faudra du temps pour la rassembler, mais je vous jure que je vous paierai !

Si Simone avait reçu 1000 francs à chaque fois qu’on lui avait servi cette phrase, elle aurait pu acheter sa boutique qu’elle louait depuis belle lurette !

— T’en fais pas pour ça. Il ne faut plus tarder. Plus tu attendras, plus il y a de ris…

Simone ravala les dernières syllabes devant la pâleur soudaine de Louison.

— Vous êtes sûre que…

— Tout ira bien, la rassura la vieille femme avec toute la conviction dont elle était capable.

Un sourire rassurant releva ses lèvres ridées et détendit la mère de famille. En bout de table, les deux garnements, repus, la bouche barbouillée d’une moustache de lait, avaient reposé leur menton sur leurs mains croisées en un duel silencieux. Un reflet et son miroir, pensa Simone. Ces deux-là devaient à peine avoir un an d’écart. Les deux aînés les avaient aussi précédés de près. La petite qui dormait dans la boutique n’avait que six mois.

— Reviens demain matin avant l’aube, conclut-elle en se levant.

Les commères n’allaient pas tarder à pointer le bout de leurs nez crochus. Il ne s’agissait pas de se faire surprendre à discuter avec la petite. Louison, les jambes tremblantes et la gorge nouée, demanda d’une voix brisée à ses fils de rejoindre la boutique. Avant de quitter la pièce, elle se tourna une dernière fois vers la vieille femme. Une myriade de doutes traversait son regard expressif.

— Je ne te juge pas, anticipa Simone. Rentre chez toi et occupe-toi de tes enfants.

Louison ouvrit la bouche pour la remercier, mais soudain, derrière elle le tintement sonore de la cloche emplit la petite boutique. Les bavardages des commères s’interrompirent quand, de derrière le comptoir, la petite Marie se mit de nouveau à pleurer.

:star: La Faiseuse d’anges 

En novembre, la loi Veil fêtait son 40 ème anniversaire. Quatre décennies plus tard, cette loi qui donne aux femmes le choix de la maternité provoque toujours de nombreux débats. Que l’on soit pour ou contre l’IVG, l’essentiel reste que nous gardions la possibilité de choisir. Je vous propose cette semaine un texte sans prétention pour rappeler comment cela pouvait être avant…

Loi veil
Le tintement sonore de la cloche, suspendue au-dessus de la porte de la boutique, fit sursauter Louison quand elle en franchit le seuil. L’espace de quelques secondes, il était parvenu à couvrir les chamailleries de Jean et de Louis, et les pleurs de Marie qui venait de se réveiller dans sa poussette. Gênée par le manque de mobilité de cette dernière, la mère de famille manœuvra tant bien que mal pour franchir la porte qui se refermait sans arrêt sur eux tout en maîtrisant les deux garçons de deux et trois ans qui refusaient de rentrer dans la mercerie.

— Ça sent pas bon dans le magasin, chouina le plus âgé, Louis, en se pinçant le nez pour prouver ses dires.

Louison était à bout de souffle, fatiguée par une nuit blanche et les disputes de ses deux plus jeunes fils. Il n’était pourtant que 9h. La journée était loin d’être terminée. Après avoir déposé Margot et Germain à l’école, elle s’était hâtée pour arriver dès l’ouverture de la boutique. Elle voulait parler à Madame Simone avant que les commères du village n’investissent l’étroite mercerie et n’en fassent, comme chaque matin, leur quartier général. Tout en farfouillant dans les tiroirs à boutons ou manipulant pendant des heures les rouleaux de tissu multicolores, sans vraiment  y prendre garde, les mégères ne perdaient pas une seule occasion de déblatérer au sujet des dernières rumeurs. Deux jours plus tôt, Louison était venue trop tard. Elles étaient rassemblées autour du panier à pelotes de laine qui trônait au centre de la mercerie pour commenter à voix basse la liaison supposée du boucher avec la fleuriste.

— Elle n’est veuve que depuis un an. Rendez-vous compte ! s’était exclamée la vieille Rougeaud, veuve, elle, depuis vingt ans et jamais remariée.

Derrière son comptoir, Madame Simone observait et écoutait sans rien dire, s’affairant à trier les commandes reçues à l’ouverture. Parfois, ses bruyantes clientes lui lançaient un «  J’ai pas raison Simone ? », histoire de la faire participer à la conversation. La mercière acquiesçait toujours. Elle n’était pas contrariante, Madame Simone, même si dès que les sorcières reformaient leur cercle pour psalmodier front à front leurs commérages, elle ne pouvait s’empêcher de secouer la tête en levant les yeux au ciel. Elles étaient de bonnes clientes et il ne fallait pas contrarier les bonnes clientes.

Ce matin-là, elles n’étaient pas encore arrivées. Empêtrée au milieu de sa bruyante progéniture, Louison soupira de soulagement. Aujourd’hui, elle était bien décidée à parler à la vieille femme. Depuis qu’elle s’était rendu compte de son état, elle était venue à plusieurs reprises, mais, à chaque fois, elle s’était défilée ou avait trouvé de bonnes excuses. Les enfants étaient trop énervés pour patienter dans la boutique qu’elle s’entretienne avec la mercière… ou alors cette dernière n’avait pas l’air dans de bonnes dispositions…ou … ou… Ce matin, aucune excuse ne tiendrait. Le temps passait et bientôt elle n’aurait plus d’alternative.

Pourtant, devant cette femme d’âge mûr, digne tant dans sa posture que dans ses traits fins, la détermination de Louison fondit comme neige au soleil. Mal à l’aise, face aux yeux bleus perçants qui la scrutaient par-dessus des verres en demi-lunes, la jeune femme rabroua une fois de plus ses deux terreurs pour leur intimer le silence et se perdit dans la contemplation de pièces de tissu qu’elle n’avait pas les moyens de s’offrir. Faisant mine de chercher une quelconque marchandise, Louison jetait de temps à autre des coups d’œil derrière le comptoir où se tenait Madame Simone. Occupée à garnir les présentoirs  à rubans, la vieille femme tâchait de ne pas manifester son impatience face aux enfants qui avaient pris sa boutique pour une arène de combat.

Cela faisait quelques jours déjà qu’elle avait remarqué le manège de la petite Louison. La semaine précédente, elle était venue tous les jours sans rien n’acheter. Cela devait bien faire 10 ans qu’elle n’avait pas franchi le pas de sa porte ; depuis son mariage, il lui semblait bien. C’était en 1962 ou 63, elle ne savait plus trop, mais Simone se rappelait encore de la sortie des mariés de l’église, de l’autre côté de la grande place. Ce qu’ils étaient comiques ce jour-là… Gontran, ce grand échalas de 25 ans sans charme ni saveur, poussé par son cul béni de père à épouser une gamine d’à peine 16 ans… La petite était heureuse. Ça s’était vu à son sourire béat et à ses grands mouvements de main enfantins pour saluer tous ses invités.

Maintenant, c’était une toute autre histoire. La gamine avait grandi, mais paraissait bien avoir dix ans de plus. Ses cheveux blond filasse noués en tresses au-dessus de sa tête lui donnaient l’air d’une Alsacienne d’avant-guerre. Et ces cernes, ces traits tirés, cette posture avachie… Simone en avait vu des dizaines comme elle passer dans sa boutique. Elle était sûre qu’une fois encore, la petite allait repartir sans rien dire. Elle décida alors de prendre les devants.

— Venez les mômes : il y a des gâteaux dans l’arrière-boutique, proposa-t-elle.

Les deux garnements, les mains agrippées à leurs tignasses respectives suspendirent leurs gestes et se consultèrent du regard après avoir dévisagé la mercière. Tels deux jeunes taureaux s’élançant sur une muleta, ils foncèrent dans un même mouvement  vers le rideau qui protégeait  le passage vers l’annexe et que Simone écartait d’une main. Louison fut plus longue à réagir ; observant le trou sombre par où ses enfants venaient de disparaître et le visage impassible de Simone. Dans sa poussette, la petite Marie avait fini par se rendormir. Pas étonnant après la nuit qu’elle venait de passer. Les dents, à tous les coups…

— J’ai pas toute la journée, gronda la vieille en s’engouffrant à son tour dans le passage.

La panique submergea soudain Louison. Son regard affolé scruta l’extérieur de la boutique par la vitrine ornée de dentelles et de coiffes brodées. La place du village était engloutie dans une nappe épaisse de brouillard. Il faisait froid en ce mois de novembre et les habitants avaient peine à sortir de la chaleur de leur foyer. Personne ne l’avait vue entrer dans la mercerie : c’était maintenant au jamais. Timidement, comme une élève convoquée chez le directeur, Louison cala la poussette derrière le comptoir, à l’abri des regards et du courant d’air froid qui courait sous la porte d’entrée mal isolée, et suivit la vieille femme.

Madame Simone était une sommité dans le village,  « l’âme de la ville » claironnait le Maire. Louison avait toujours été impressionnée par cette ancienne infirmière, reconvertie à l’approche de la retraite en femme d’affaires hors pair. Une figure incontournable donc, mais dont peu de personnes connaissaient les activités annexes. Louison prit place  sur la chaise que lui désignait Simone. A l’autre bout de la table, les deux garçons s’empiffraient d’une brioche moelleuse dont l’odeur pourtant appétissante eut presque raison de Louison. Une vague de nausée lui fit détourner le regard vers son hôtesse. Cette dernière, drapée dans son éternelle blouse bleue, versait  de l’eau bouillante dans deux tasses de thé. Elle prit place en regardant avec compassion les deux meurt-de-faim qui faisaient un sort à sa pâtisserie.

— Gontran a perdu son travail à l’usine le mois dernier. Les dernières semaines ont été difficiles. Même s’il a retrouvé du travail à la scierie,  son salaire est loin d’égaler celui de l’usine, commença Louison pour justifier le manque de savoir-vivre de ses deux fils.

— De combien de semaines ? enchaîna Simone en désignant le giron de Louison d’un mouvement de menton.

La jeune femme se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux.

— Deux mois… Je crois, bredouilla-t-elle en coulant un regard vers ses garçons. Je ne peux pas le garder… Gontran n’est pas au courant et il ne doit pas le savoir… Vous comprenez avec ses parents qui sont très croyants… ils ne comprendraient pas…

Madame Simone, les mains autour de la tasse chaude, attendit patiemment que la petite ait terminé ses explications entrecoupées de sanglots contenus. Elle connaissait l’histoire par cœur, chaque argument sur le bout des doigts. Elle les entendait depuis cinq ans, depuis qu’elle avait ouvert la mercerie. La première à être passée entre ses mains expertes avait été la fille du notaire. Une fille de bonne famille, âgée de 18 ans, tombée enceinte sans que l’on sût qui était le père… il n’en avait pas fallu plus à la mère pour faire appel à ses compétences médicales pour « régler le problème » comme on efface une ardoise. La fauteuse de trouble était arrivée hébétée et était repartie en pleurs. Mais,  cela, Simone ne pouvait rien y faire. La gamine allait devoir vivre avec, poser une chape de plomb sur ce secret inavouable. Il en allait de son avenir et de la sécurité de la mercière.

— C’est illégal, lui rappela Simone à voix basse. Tu dois me promettre de ne rien dire ou nous risquons toutes les deux la tôle.

Une expression épouvantée traversa les yeux bleus de Louison. Elle  acquiesça néanmoins vigoureusement.

— Je n’ai pas la somme nécessaire. Il me faudra du temps pour la rassembler, mais je vous jure que je vous paierai !

Si Simone avait reçu 1000 francs à chaque fois qu’on lui avait servi cette phrase, elle aurait pu acheter sa boutique qu’elle louait depuis belle lurette !

— T’en fais pas pour ça. Il ne faut plus tarder. Plus tu attendras, plus il y a de ris…

Simone ravala les dernières syllabes devant la pâleur soudaine de Louison.

— Vous êtes sûre que…

— Tout ira bien, la rassura la vieille femme avec toute la conviction dont elle était capable.

Un sourire rassurant releva ses lèvres ridées et détendit la mère de famille. En bout de table, les deux garnements, repus, la bouche barbouillée d’une moustache de lait, avaient reposé leur menton sur leurs mains croisées en un duel silencieux. Un reflet et son miroir, pensa Simone. Ces deux-là devaient à peine avoir un an d’écart. Les deux aînés les avaient aussi précédés de près. La petite qui dormait dans la boutique n’avait que six mois.

— Reviens demain matin avant l’aube, conclut-elle en se levant.

Les commères n’allaient pas tarder à pointer le bout de leurs nez crochus. Il ne s’agissait pas de se faire surprendre à discuter avec la petite. Louison, les jambes tremblantes et la gorge nouée, demanda d’une voix brisée à ses fils de rejoindre la boutique. Avant de quitter la pièce, elle se tourna une dernière fois vers la vieille femme. Une myriade de doutes traversait son regard expressif.

— Je ne te juge pas, anticipa Simone. Rentre chez toi et occupe-toi de tes enfants.


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