Après le Liban et les problèmes de la “bande à Samandal”, il est temps de s’intéresser à l’Égypte où les jeunes auteurs de bandes dessinées, ou plus exactement de “romans graphiques” (graphic novel), font également face à de nombreux problèmes, en particulier avec la censure. Ils ont d’ailleurs commencé quasiment avec l’apparition de ce genre − même s’il y a une vraie “tradition” de la BD dans ce pays, comme le rappelle fort bien cet article (en français et avec des illustrations vintage) d’Al-Ahram Hebdo. Magdy El Shafee (مجدي الشافعي), celui qu’on considère généralement comme le premier auteur de ce type d’œuvres dans ce pays, avait en effet été censuré en avril 2008 (voir le billet écrit à cette époque), immédiatement après la sortie d’un album intitulé Métro.
Portées par la vague de créativité qui a suivi les événements de janvier 2011, de nombreuses parutions ont vu le jour dans l’Égypte d’après Moubarak : Autostrade par exemple, en juillet 2011, une revue publiée par Division Publishing, un éditeur prêt à se spécialiser sur ce type de publications, mais l’expérience a vite tourné court ; Zine al-arab, en Jordanie, avec Genzeer, un des plus célèbres grapheurs de la révolution de Tahrir (second et dernier numéro en février 2012) ; Al-Dochma, toujours avec Magdy El Shafee, le “vétéran” du genre, mais la publication, là encore, s’arrête rapidement, au début de l’année 2012.
Différents titres par conséquent, qui ont en commun d’avoir connu une existence éphémère. Un des nombreux mérites de Tok Tok, créé par une équipe réunie autour de Mohammed Shenawwi, est donc au contraire d’avoir tenu dans la durée, en se frayant un chemin, comme les petits scooters à trois roues auxquels il emprunte son nom, dans la foule serrée des soucis qui menacent les publications de ce genre dans un pays mal remis de son euphorie révolutionnaire. En dépit d’une sortie très irrégulière, il a joué un rôle considérable dans la visibilité locale et internationale des jeunes bédéistes locaux.
Au début du mois d’octobre, s’est ainsi tenu le premier Cairo Comix (les affiches, reprenant des dessins du génial et regretté Mohieddine Ellabad illustrent ce billet), un festival de bandes dessinées regroupant une vingtaine de participants arabes : la “bande à Samandal“, inévitablement, mais également des Algériens, des Marocains, des Jordaniens, des Libyens et les Tunisiens de Lab 619 (si quelqu’un veut compléter les infos de l’article mis en lien, les contributions sont bienvenues !).Un article d’Orient XXI présente l’essentiel des débats, sans évoquer pourtant une question qui n’a pu manquer d’être posée : celle de la distribution. Tok Tok par exemple tire à deux mille exemplaires, ce qui est à la fois beaucoup (par rapport à la plupart des autres titres) et très peu (pour un lectorat potentiel de quelque trois cents millions d’arabophones)… La distribution, au plan national et international (même entre pays arabes), est toujours aussi chaotique, ce qui rend les choses encore plus compliquées pour une production qui cherche à toucher un nouveau public. Internet pourrait pallier certains problèmes et nombre d’auteurs y publient leurs dessins (ici par exemple). Avec l’inconvénient que le meilleur est souvent perdu au milieu du franchement pas bon. De plus, et en dépit de différentes tentatives (Cairo Comix a ainsi vu le lancement de Koshk Comics, un site spécialisé dans la vente en ligne de BD arabes), la vente en ligne via Internet n’est pas encore un modèle économique viable dans la région.
Pour ne rien arranger, la censure rôde, en Égypte comme au Liban (et ailleurs vraisemblablement). Dernière affaire en date, l’œuvre − expérimentale et inclassable − écrite à quatre mains par l’écrivain Ahmed Naji (أحمد ناجي) et le “bédéiste” Ayman Zorkani (أيمن الزرقاني). Intitulée Istikhdâm al-hayât (L’usage de la vie – استخدام الحياة), cette fiction où se mêlent récit moitié SF/moitié fantastique et dessins à l’avenant (voir cette vidéo réalisée lors de la présentation de l’oeuvre à Medrar, un lieu qui soutient, au Caire, les jeunes artistes d’avant-garde) a été imprimée au Liban il y a un an et distribuée, sans histoire, en Égypte par la suite. Jusqu’à ce qu’un certain Hani Saleh Tewfik s’avise, comme la loi le lui permet, de déposer une plainte après avoir découvert, dans le magazine littéraire Akhbar al-adab, des extraits de ce texte qui l’ont profondément choqué par leur contenu sexuellement explicite…Différents articles dans la presse arabe et étrangère (le site Al-jadaliyya a été le premier à en parler à ma connaissance) ont donné les détails de cette affaire dont le jugement, prévu il y a quelques jours, a été repoussé au 12 décembre. On retiendra cependant que, si l’illustrateur échappe aux foudres de la justice, la procédure judiciaire associe Ahmed Naji, l’auteur du texte incriminé, et Tarek Taher, l’éditeur en chef du magazine Al-Akhbar. D’ailleurs, le procureur, tout comme le plaignant, ne semblent guère se soucier du caractère fictionnel de l’œuvre qui est pourtant tout sauf réaliste (même si la réalité a quelque peu rattrapé l’imagination de l’auteur qui avait notamment évoqué dans son texte la mise en chantier d’une nouvelle capitale, un projet désormais caressé par le maréchal Sissi !)
En réalité, il faut bien comprendre, comme l’explique Mahmoud Kamel, un membre du Syndicat des journalistes égyptiens pour le quotidien anglophone Mada, que cette confusion entre fiction et réalité, entre création et information est parfaitement délibérée et témoigne de ce que “l’Égypte vit une des pires époques en termes de liberté d’expression“.
L’usage de la vie (Istikhdâm al-hayât) mériterait d’autres commentaires, en particulier du point de vue de l’écriture. Une des qualités d’Ahmed Naji, déjà remarqué (en plus de ses excellentes chroniques sur les politiques culturelles dans son pays) par deux textes de fiction (Rogers, en 2007 et Durûs mustafâda min Ahmad Makkî, 2009), tient en effet à la manière dont il renouvelle le registre de l’écriture. Comme il s’en explique dans cet article du Al-Hayat, l’enjeu à ses yeux consiste à trouver une langue intermédiaire ( الغة الوسطى) entre le registre savant et celui de la rue, pour retrouver les nombreuses idiomes métis qui font la langue arabe (نتكلم أكثر من لهجة مهجنة في اللسان العربي). Sur une question connexe, je recommande également aux arabophones la lecture de ce petit commentaire sur le vocabulaire sexuel en arabe, dans ses registres oraux et écrits.
Dans ce dernier cas, les exemples donnés par Ahmed Najî appartiennent à l’époque classique, un détour inévitable pour échapper aux foudres de la censure en cette époque pas très “comix” pour le monde arabe !