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The Assassin – Autant en emporte le temps

Par Julien Leray @Hallu_Cine

L’espace d’un instant, je me demandai sérieusement quelle mouche avait bien pu me piquer. J’avais alors laissé le soin à ma conjointe de choisir la sortie ciné de la soirée : le dernier James Bond pour se (re)poser le cerveau, ou The Assassin, pour faire nos cinéphiles élitistes intellos.

Pour être tout à fait honnête, le second choix faisait davantage office de séance de la dernière chance : si on l’avait raté, on ne l’aurait probablement jamais regardé. Ce n’est pas trop notre truc la VOD.

Toujours est-il que le couperet tomba : « ce sera The Assassin, ou ce ne sera pas » me dit-elle. Oui, ma copine aime prendre un ton cérémonieux lorsque le choix risque d’être douloureux.

Et moi d’accepter, la mou circonspecte, l’expression un rien défaite. Soit. Allons-y pour The Assassin. Et devant pareille déception, le Spectre a ri.

Au cours des premières minutes, moi aussi. Jaune, sans mauvais jeu de mots ou faire injure à qui que ce soit. D’un autre côté, il suffit de voir à quel point l’ensemble de la salle bailla.

Le trop plein de popcorn, sa digestion, et la somnolence subséquente, sans doute.

Un peu honteux, j’avoue : mes paupières, l’espace de longues minutes, battirent le plomb. Ma copine avait beau m’assener quelques coups de coude bien sentis mal ressentis (les couples modernes on vous dit…), j’étais complètement parti.

Quelle idée aussi de nous avoir vendu The Assassin, dernier film de Hsiao-Hsien Hou, comme un Wu Xia Pian à la manière d’un Hero ! Ce qui reviendrait peu ou prou à présenter un film de Terrence Malick sous le même jour qu’un Michael Bay, sans offense aucune pour le long de Zhang Yimou.

On m’a promis un film d’action asiatique (chinois, pour ceux qui tiquent) aux envolées visuelles confinant au sublime lors de séquences de combats à couper le souffle, au rythme enlevé et à l’histoire épique et dynamique ? Me voilà face à une intro d’un mou…

Quoi qu’il en soit, j’étais là. La tête et le nez ailleurs, mais j’étais là. Et The Assassin n’a beau durer que deux heures, il fallait agir pour ne pas sentir le poids du temps s’égrener trop lentement.

Prendre un café ? Pas question de m’absenter une seule seconde hors de la salle : le ciné reste une affaire de dignité.

Me donner quelques claques pour me réveiller ? Pas particulièrement envie de m’auto-flageller.

Très bien, je n’ai plus qu’à essayer de me raccrocher à l’arbre, en priant très fort pour que ça me branche.

Je me réveillai au cœur des plaines de la province de Weibo, dans la Chine Impériale du XXIème IXème siècle. Fort heureusement armé du synopsis rédigé par Allociné, sans quoi j’aurais été complètement paumé.

Pris au milieu d’une lutte de pouvoir entre la Cour de l’Empereur et des gouverneurs provinciaux contestant son autorité, lutte elle-même arbitrée en sous-main par un Ordre d’Assassins aux motivations un rien obscures, et dont le bras armé se trouve être l’ex-future épouse (et accessoirement sa cousine) de Tian Ji’an, gouverneur de Weibo, je ne savais plus vraiment par où commencer, la tête un peu embrumée.

Un peu comme ces matins où l’on se lève, mal de crâne au point et douleurs au front, avec le souvenir d’avoir sommeillé sur un rêve que l’on sait riche et dense, mais dont les contours n’en restent pas moins flous et vaporeux.

Un léger effet « gueule de bois » ? Il y a peut-être un peu de ça. On tourne pourtant à l’eau claire, je ne comprends pas.

Les enjeux purement narratifs de The Assassin m’ont ainsi complètement laissé de côté, dans ma plaine en train d’errer.

« Alors, l’histoire, c’était comment ? » me demanda mon ami Jacky au sortir de la projection. Oui, on a tous un ami Jacky : le brave type enthousiaste et passionné, sachant toujours trouver la question qui tue pour vous embarrasser.

« Bah, l’histoire… Non, si, c’était pas mal… » lui répondis-je sans grand entrain.

Jamais pris au dépourvu, Jacky me relança, l’œil alerte et l’interrogation précise : « Ben dis donc, t’as pas l’air très enthousiaste ! T’as aimé ou t’as pas aimé ? »

Jacky venait de frapper. Juste. Avais-je aimé, ou non ? Plutôt simple comme question.

À ma décharge, je me sentais un peu honteux. Honteux de ne pouvoir théoriser sur les qualités d’écriture du scénario, la complexité des dialogues, la richesse verbale, la rythmique et la musicalité de la narration. Livrer une critique analytique détaillée, comme il est de bon ton d’en donner dans les délits milieux d’initiés.

Avais-je aimé, ou non ?

Et puis mince ! Tant pis si je suis moi aussi frappé du syndrome « beau mais con », en appréciant parfois des œuvres avant tout pour leur plastique et leurs atours visuels, en bon être superficiel.

Car oui, si The Assassin a réussi à emporter mon adhésion après des débuts chaotiques et somnolents, c’est en grande partie grâce à ses plans d’une composition picturale à l’avenant.

Oubliés les flous scénaristiques, les espoirs déçus de combats d’arts martiaux grandiloquents finalement à bâtons rompus. Place à une toile de maître difficile à aborder, méritant cependant grandement que l’on daigne s’y attarder.

Aller voir The Assassin, c’est un peu, finalement, comme se rendre au musée. Non, je ne fais aucunement référence à un quelconque aspect poussiéreux. Rien à voir donc avec le veston bleu-marine de mon voisin de gauche : probablement un mec de droite.

Non, regarder The Assassin, c’est toutes proportions gardées comme admirer des sculptures d’Auguste Rodin ou des toiles du Caravage : on n’y comprend pas forcément grand-chose sans annotations ou mise en contexte, on va passer deux heures à faire le tour de l’expo songeur et interrogateur, avec la profonde conviction cependant d’assister à quelque chose de grand. Le Secret des Poignards Volants.

Soufflé par le raffinement des couleurs, la beauté des drapés et des textures, la majesté de paysages naturels aux aspérités délissées qui se voient (un petit côté Kurosawa sur lequel je ne cracherai sûrement pas), des décors fleurant bon le bois et la sève, ainsi que par l’élégance et la gestuelle des personnages, véritables acteurs de tableaux statiques si uniquement vus par un prisme cinématographique, mais intrinsèquement vivants pour peu que l’on se donne la peine de plonger dedans.

Que dire également de l’actrice principale, Shu Qi, délaissant ses errances du Transporteur pour incarner, d’une grâce confinant au sublime, un ange sensible et humain, mais ravageur et vengeur ?

Je m’arrête ici, ma copine me lance des regards de fureur…

Preuve s’il en fallait que le Cinéma est un art aussi riche que délicat. On peut s’attacher à l’histoire, autant qu’à la mise en scène ou au jeu des comédiens : reste que l’essentiel est là lorsque le film, en définitive, vous a touché, en votre for intérieur sinon en plein cœur.

The Assassin, en s’étant adressé à mes sens plutôt qu’à ma tête (de toutes façons envahie de grands moments d’absence), m’a réconcilié avec tout un pan du média que j’avais malheureusement, ces derniers temps, un peu oublié : les œuvres osant prendre leur temps, exigeant du spectateur de sortir de sa torpeur pour devenir lui-même acteur.

Et puis… C’est tellement beau… Bref, j’ai été totalement transporté, sans réellement y penser sur le moment : un magnifique plaisir inconscient.

Et à l’heure où l’on peut légitimement se demander si se déplacer restera encore quelques temps une fondamentale liberté – Syriez, vous êtes filmés -, une telle invitation au voyage, au chaud par temps froid, il faut bien avouer que ça ne se refuse pas.



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