Dénomination « Daech » : la langue de bois
La rhétorique gouvernementale française au sujet de l’État islamique (EI) cultiva jusqu’à des temps récents la langue de bois. Notre ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, récusait l’emploi de l’expression « État islamique ». Un État ? : « Il voudrait l’être, il ne l’est pas. Et c’est lui faire un cadeau que de l’appeler État », disait Fabius. Et l’accolement de l’épithète « islamique » à État « occasionne une confusion : islam/islamisme/musulman. Il s’agit de ce que les Arabes appellent Daech et de ce que j’appelle pour ma part les égorgeurs de Daech. »
Il se trouve que l’expression arabe Daech ne dénie pas à l’EI sa nature d’État islamique puisqu’elle est l’acronyme dans cette langue de « État islamique d’Irak et du Levant ». Alors pourquoi Fabius a-t-il lancé l’expression Daech, reprise pas l’ensemble des médias français ? Le public français ne connaissant pas la traduction arabe de ce terme, celui-ci recouvrait d’un voile pudique la réalité.
Pour vaincre l’ennemi, il faut d’abord le désigner
En ne nommant pas les réalités par leur nom, on ne les empêche pas d’exister. Et pour combattre efficacement l’ennemi, il faut d’abord le désigner avec précision. C’est ce qu’a fait le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, dimanche 22 novembre 2015, lors de l’émission « Le Grand Rendez-vous » sur Europe 1 et I-Télé. « C’est la première fois que nous sommes confrontés à un ennemi hybride, un ennemi à deux têtes. Il y a d’une part cet État en constitution, État terroriste, apocalyptique, un peu messianique, qui veut reconstituer le territoire du califat, et qui s’organise avec une armée, des ressources propres, une administration, qui perçoit l’impôt, et qui veut étendre son territoire. Et puis de l’autre côté, vous avez ce mouvement terroriste international, émanation aussi de l’État islamique, et qui a pour objectif de frapper, en particulier le monde occidental, de mettre en péril les démocraties. » Par ces propos, le ministre de la Défense – qui a évité la dénomination Daech – reconnaît donc à l’EI la nature d’État de facto (de fait). Et non pas d’État de jure (de droit), c’est-à-dire reconnu par les autres États et, par conséquent, possédant des représentations diplomatiques, un siège à l’Organisation des nations unies (ONU) et autres attributs et prérogatives officiels. État de facto et État de jure sont deux formulations du Droit international public.
Ayant posé les définitions exactes sans s’abriter derrière des artifices de langage, Le Drian poursuivait : « Ce sont deux dimensions d’un même État terroriste et donc deux guerre différentes dans une seule guerre. Il y a ce que je pourrais appeler la guerre de l’ombre : il faut traquer les terroristes. Et puis il faut en même temps frapper au coeur, dans le champ de bataille, pour anéantir l’État islamique. »
La tête de l’hydre repoussera
Al-Qaida est une organisation terroriste sans appareil d’État, tandis que l’EI est devenu un appareil d’État pilotant – peu ou prou – des réseaux terroristes internationaux. Anéantir cet État par une guerre conventionnelle est un louable objectif. Celui-ci est inatteignable sans troupes au sol nombreuses, bien équipées et compétentes pour renforcer puissamment l’armée gouvernementale syrienne. Si cette condition venait à être remplie, l’anéantissement de l’EI qui en résulterait ne signifierait pas la fin du terrorisme islamique : privé de l’appareil d’État mis sur pied par l’EI, il poursuivrait ses efforts pour s’emparer des autres appareils d’État du monde musulman. L’exemple de la Tunisie est éloquent. Refusant la constitution et le gouvernement d’inspiration laïque issus du processus électoral, les djihadistes tunisiens, se réclamant de plus en plus de l’EI et non plus d’Al-Qaida, s’emploient à conquérir le pouvoir par la violence. Les attentats du Bardo (18 mars 2015) et de Souss (26 juin 2015) ont sapé le tourisme, l’un des piliers de l’économie tunisienne. En démolissant méthodiquement celle-ci, ils veulent décrédibiliser les promesses gouvernementales d’un meilleur avenir adressées à la jeunesse frappée par le chômage. Priver le régime démocratique de la possibilité de revivifier l’économie tunisienne, c’est l’affaiblir. Les djihadistes visent à ce que la propagation du paupérisme rabatte vers eux des centaines de milliers de jeunes n’espérant plus de la démocratie laïque pro-occidentale une amélioration de leur sort. Lorsque ce phénomène aura atteint sa masse critique, il ne restera aux djihadistes qu’à mettre la main sur l’État tunisien, par les urnes ou un putsch.
Les djihadistes infligent leur stratégie de sabotage économique à tous les pays musulmans dans lesquels ils sont en mesure de commettre des attentats. Celui de Charm El-Cheikh contre un avion civil russe le 31 octobre 2015 a donné le coup de grâce au tourisme égyptien, indispensable à l’économie du pays. Les ondes de choc du Bardo, de Souss ou de Charm El-Cheikh ont dépassé les frontières de la Tunisie et de l’Égypte, diminuant l’afflux de touristes dans d’autres pays musulmans. Par exemple le Maroc. En massacrant les touristes, les djihadistes font coup double : ils privent le pays visé non seulement de ses dividendes touristiques, mais aussi des capitaux élisant domicile sous d’autres cieux à cause du climat d’insécurité ainsi créé, ce qui ajoute à l’affaiblissement de son économie.
Cette stratégie du chaos, amplifiée par le ralentissement économique mondial en cours, livrera, à la longue, certains États du monde musulman aux djihadistes. Ils s’en serviront alors pour encadrer et démultiplier l’efficacité des réseaux terroristes lancés à l’assaut de l’Occident. Si l’EI venait à être éradiqué, ces États feraient office de substituts, pérennisant le bicéphalisme du terrorisme islamiste. Le combat contre l’hydre à deux têtes s’annonce long et dramatique. L’attentat du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis semble avoir fait progresser la prise de conscience du danger terroriste islamiste par les élites politiques, médiatiques et intellectuelles occidentales, qui le sous-estiment chroniquement et sont invariablement prises de court.