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Zoe Wicomb : Octobre

Par Gangoueus @lareus
Printemps en Octobre, une note de Vincente Duchel-Clergeau qui nous invite à découvrir un roman de la sud-africaine Zoë Wicomb, une oeuvre sensible, dense sur l'entre-deux, le métissage, le chez soi géographique, littéraire et identitaire.
Zoe Wicomb : Octobre
Auteur de Une clairière dans le bush (1987, traduit en 2000, Le Serpent à plumes, collection « Fictions étrangères ») et Des vies sans couleur (traduit en 2007, Editions Phébus, Collection  « D’Aujourd’hui. Etranger »), Zoe Wicomb est née en 1948 dans le Namaqualand en Afrique du Sud. Elle a étudié en Angleterre et s’y est installée, jusqu’à son retour en Afrique du Sud en 1990.  Elle a remporté le prix littéraire, Windham Campbell Price en 2011. 
Mercia Murray, métisse sud-africaine d’une cinquantaine d’années, maître de conférences en littérature à l’université de Glasgow, vient d’être quittée par Craig, poète écossais, après vingt-quatre ans de vie commune. Elle retourne dans son village natal, Kliprand, à la fois pour répondre à l’appel au secours de son frère, Jack, et pour soigner sa peine de cœur. 
Elle découvre un frère en proie à l'alcoolisme, hors d'état d'établir un contact avec le monde extérieur ; une belle-sœur, Sylvie, frustre, mélange étonnant de force et de soumission, qui ne cesse de parler de saucisse et de nourriture et un neveu, Nicky, âgé de cinq ans, vif et intelligent. 
Mercia détricote alors le fil de sa vie et de celle de son entourage pour comprendre la haine viscérale de son frère vis-à-vis du père et pour savoir quelle direction prendre. 
Elle vit la crise de la femme de la cinquantaine. Une femme laissée, larguée ou qui a été quittée. Elle cherche à cautériser ses  plaies et à se situer dans le monde. Le temps et l'espace s'entrecroisent du reste dans le roman : les flash-back alternent avec la réalité présente. D’incessants déplacements «  géographiques et temporels » ont lieu, traduisant l’exil mental et physique.
Nous naviguons entre le passé et le présent, entre le lieu de départ, le pays natal, l'origine, l’Afrique du Sud et le lieu où elle est restée, qu'elle a habité, Glasgow. L'auteur interroge les différents sens du mot «  habiter, rester », l'appartenance, le « foyer ». Mercia habite temporairement l'un et se rend en visite dans l'autre : « Rester signifierait l’arrêt de mort de son âme ».  « A Kliprand, l'âme fabrique sa propre camisole de force ».
Son neveu, Nicky, joue un rôle-clé par son innocence et son naturel et oblige Mercia à sortir du repli

Zoe Wicomb : Octobre

Zoe Wicomb - copyright Roger Palmer

sur elle-même dans lequel elle s'est réfugiée pour ne pas souffrir : il lui ouvre un champ des possibles, loin de sa focalisation sur l'écriture et la littérature. Elle n’a jamais souhaité d’enfant.

Le discours indirect libre que maîtrise parfaitement Zoe Wicomb établit une voix narrative, qui permet d'entendre  les voix intérieures des différents personnages, Jack, Sylvie.
Mercia fouille sa mémoire et retrace son enfance, la vie de ses parents, Nicholas et Nettie, morte très jeune, la vie de Sylvie. C’est l’occasion de s’interroger sur les thèmes de l’exil, du foyer, du déracinement, du retour et de la race: «  Un cœur brisé vous emmenait peut-être dans de nouvelles directions, mais ce n'était pas la peine de retomber en enfance pour autant. »
Zoe Wicomb se sert d'un écrivain américain, Marilyn Robinson pour ouvrir une conversation sur le concept ou l'expérience de «  chez soi » et que Mercia résume ainsi: 
«  Juste deux mots dont le sens avait été évidé par les termites du temps, une coquille ne contenant plus qu'une douleur sourde en guise de souvenirs de la substance du passé»

 Ce roman « Home » offre un certain parallèle avec la vie de l’héroïne. Il s'agit d'un frère et d'une sœur qui retournent sur leur lieu de naissance. Mercia médite sur ce livre tout au long du roman. Elle pose la question du retour : 
« Elle se demande quel effet cela ferait de relire le roman maintenant dans son pays, alors qu'elle se débat avec le concept du retour aux sources… Le retour a toujours été une notion délicate, truffée d'épines. »
Notre protagoniste pose la question des mémoires d'un point de vue littéraire, de la vérité des souvenirs. Elle interprète son histoire qu'elle écrit. Il y a de multiples versions ou de points de vue. Elle évoque le problème éthique de raconter l'histoire d'un autre. 
« Si elle ne peut pas faire le distinguo entre sa propre histoire et la fiction de quelqu'un d'autre, y-a-t-il une seule histoire dans le monde qui n'ait pas de contrepartie dans une autre culture et qui, avec un minimum d'imagination, ne soit pas facilement transposée ? » 
Les deux parents ont marqué à jamais les enfants par une éducation rigoriste et la religiosité excessive du père, qui donnaient des coups de fouet pour que les enfants se comportent bien, et ne se laissent pas aller à la négligence, comme les sauvages de voisins, à savoir les Noirs. Il était « obsédé par l'importance d'être des métis respectables ». Mercia est marquée par les réflexions du père sur l'appartenance.  Le système de l'apartheid est évoqué avec subtilité dans le roman à travers cette question et le discours du père : 
« La notion démodée et atavique de chez soi... pas penser l’endroit où ils sont nés comme leur chez eux, alourdi qu'il est par les complexités obscures de l'appartenance …. Pourquoi appartenir à un endroit ou à des gens en particulier ? Ils appartenaient, c'est tout, ce mot ne devait pas forcément être suivi de « à tel endroit » ou «  à telle personne. » Qu'ils puissent s’intégrer n'importe où, avec des gens corrects, de gens de la ville, voilà qui était important, c'est là qu'ils seraient chez eux. Il voulait dire, avec des métis aux cheveux plats, parlant anglais, la couleur de peau étant moins importante, que la chevelure, marqueur crucial de la négritude…L'appartenance est sanctifiée non par un endroit mais par les liens du sang, la famille. Nous sommes libres, nous transcendons la géographie, libre d'appartenir à quelque sol que ce soit. » Et lorsque Mercia interroge son père sur leurs ancêtres individuels, les Noirs, « il élude la question .Les métis respectables ne frayent pas avec les Blancs et ne courbent pas l'échine devant eux... ils ne font pas de vagues. »

La révélation sur son père va cependant bouleverser l'écriture des mémoires de Mercia. 
Mercia ne peut vraiment échapper à l'Afrique du Sud, elle renonce et désire alternativement, la préoccupation de l’auteur est le déplacement entre deux pays :
« comme si l'exil était une affaire figée dans laquelle on était conservé, virginal, dans le passé, un état qu’un dégel rapide pouvait restaurer afin que, rincé et rafraîchi, l’on revienne en parfaite condition à une époque originelle, un endroit originel... ».
C’est également une réflexion sur la littérature. Mercia se rend compte que la dissection des romans, sa carrière fondée sur les mots, ne lui donne pas le vocabulaire pour comprendre sa vie aujourd'hui. Elle est inapte à décrypter le réel. Où va-t-elle ?
La question sur le déracinement parcourt le roman (Où, quand et avec qui on est chez soi ?) : 
« Elle refusait de penser à Glasgow comment étant sa maison. Mais maintenant, en cours de réadaptation, ne fallait-il pas qu’elle prenne parti ? N'y avait-il pas le risque d'être irrémédiablement perdue ? Entre deux villes ? Deux continents ? »
Octobre incarne l'opposition hémisphère Nord/Sud, les déplacements géographiques et ses oppositions. Octobre correspond au printemps en Afrique du Sud, et à l’automne en Ecosse : 
 « En octobre, lorsque s'abat la tristesse liée à la lumière qui décroit. Éclats de lumière automnale, la ville gisait sous les feuilles du sang d'Octobre, ainsi que l'a écrit « Dylan Thomas. » 
Le rythme du livre est très lent et sonde en profondeur des états d'âme de Mercia. Il s'agit d'une dissection, à l'image de la nature exceptionnellement rendue par des descriptions minutieuses. On s'arrête pour regarder vivre la nature, les saumons  sont décrits avec une magnifique métaphore sur le cycle du retour aux origines, illustrant les émotions ambivalentes de Mercia, « combien abjecte cette répétition sans fin, à cause de ce besoin de retourner aux origines, au même ruisseau pour y faire ses bébés ? ». Ils sont opposés à la tortue à laquelle s’identifie plus facilement Mercia : «  assise des journées entières afin de se reposer dans le même petit bout d'ombre, comme si la terre n'avait pas bougé ». 
C’est un magnifique roman sur l’exil à déguster avec lenteur! Les personnages sont d’une grande complexité et très riches de non-dits.
Vincente Duchel-Clergeau
OctobreZoé WicombTraduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Édith Soonckindt
Bibliothèque étrangère Mercure de France, juillet 2015, 290 Pages

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