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Les temps des humanités digitales. La mutation des sciences humaines et sociales. Olivier Le Deuff (sous la direction de), éditions Fyp, collection société de la connaissance, Limoges, 2014.

Publié le 26 novembre 2015 par Rolandlabregere

Le travail réalisé sous la direction d'Olivier Le Deuff est étayé sur le constat affirmant que " le temps des humanités digitales est venu " et qu'il promet " de ne pas être bref ". Les mutations engendrées par la rencontre de ces nouvelles humanités et des savoirs qui leur sont attachés passent pour affecter l'ensemble des disciplines héritées du 19ème siècle. L'ouvrage se penche sur cette rencontre et inventorie les possibles qui en résultent.

Le livre s'ouvre par une première partie à dominante historique. Son intention consiste à désigner les enjeux, les origines et l'évolution " d'un concept en vogue ". A quelles humanités fait-on référence ? Le terme "humanités" a évolué au cours des siècles précédents, passant des humanités classiques qui font référence " aux connaissances et aux compétences de ceux qui se montrent capables de lire, comprendre et d'interpréter des textes, notamment en grec et en latin ", au sens de système de formation secondaire constitué principalement d'études littéraires, philosophiques et de sciences humaines. Olivier Le Deuff et Frédéric Clavert se réclament de la définition délivrée par Milad Doueihi qu'ils extraient de Pour un humanisme numérique. (2011). La dénomination humanités digitales qualifie " les efforts multiples et divers de l'adaptation à la culture numérique du monde savant ". (p.18). Elles se construisent à partir des interrelations de l'informatique, des arts, des lettres et des sciences humaines et sociales. Les techniques de recherche ont connu d'importantes évolutions dès les années 1980 grâce à une " accélération des processus d'écriture scientifique du fait d'une diminution des temps d'accès à la documentation ". (p. 25). La lecture dite "stratégique" d'articles ou d'ouvrages a pu se systématiser et permettre de repérer " des concordances, des similitudes dans les usages ". Mais le tournant des humanités digitales correspond à la montée en puissance du numérique qui " touche toutes les phases du travail de la production scientifique, y compris en sciences humaines et sociales ". (p. 26). Sous la plume de Frédéric Clavert, le chapitre 2 détaille les nouveaux modes de lecture des sources portés par les capacités nouvelles de l'informatique qui permettent " l'exploitation de corpus suffisamment imposants pour entraver une exploitation strictement humaines de ces données ". (p.34). C'est au début des années 1990 que la donne évolue avec le " développement du Web ". Le développement de la recherche en histoire profite pleinement des avancées qu'il offre comme " les carnets de recherche, les réseaux sociaux, les logiciels d'édition de contenus sur le Web " ainsi que de " l'émergence des mouvements de l'open data pour la recherche comme pour l'enseignement ". (p.37). L'informatique, de son côté, apporte aux sciences historiques des améliorations importantes concernant " les statistiques, le tri, l'injection de commandes pour manipuler les données [...] afin de dégager des éléments qui ne sont pas visibles aisément ". (p.39). L'écriture de l'histoire s'en trouve modifiée tout comme ses méthodes qui intègrent aujourd'hui les algorithmes " comme objets médiateurs de la connaissance historique ". (p.50).

La deuxième partie est consacrée aux nouveaux modes de représentation des savoirs et des connaissances. Jean-Christophe Plantin s'interroge sur la question de l'apprentissage du code pour les chercheurs en sciences humaines et sociales. Cette compétence s'est invitée dans le récent débat sur la réforme du collège et n'a pas manqué de susciter polémiques et controverses. Elle permet d'entrer de plain-pied dans l'univers de la culture technique et ouvre l'accès aux " futurs métiers liés au numérique ". (p.67). Ce chapitre fait le point sur les interrogations qui courent dans la communauté scientifique quant aux nouvelles modalités de recherche à l'ère du numérique qui posent, une nouvelle fois, la question de l'interdisciplinarité afin que chercheurs et informaticiens puissent " travailler ensemble " et que " chacun puisse comprendre l'épistémologie de l'autre " et communiquer " ses besoins et objectifs dans une forme compréhensible pour l'échange ". (p. 74). Nicolas Thély, professeur en arts et humanités numériques, questionne les possibles évolutions de l'esthétique contemporaine " qui doit désormais faire face à une réalité technologique reposant sur des standards et des protocoles qui conduisent à des redéfinitions des normes et des catégories ". (p. 87). Comment les disciplines relevant de l'esthétique peuvent alors concilier la production " d'un appareil théorique " articulé à " des dispositifs technologiques " qui renouvellent les représentations du monde ? René Audet, pour sa part, se penche sur l'évolution de la création littéraire confrontée à " l'écosystème numérique ". (p.90). En valorisant " le bref " au détriment du " long ", le livre (et l'écrit) numériques ouvrent de nouvelles perspectives aux acteurs de la chaîne du livre. L'édition numérique ne manque pas d'exercer une influence sur " les formes normées du monde papier qui permettent aux lecteurs d'évaluer, de sémantiser le livre ". (p.101). Par son témoignage, Stéphane Pouyllau, ingénieur de recherche, montre combien les évolutions technologiques pèsent sur les " métiers traditionnels d'accompagnement de la recherche et les relations entre ces derniers et la façon dont les projets de recherche se déroulent aujourd'hui ". (p.105). De sa pratique professionnelle, il approche les " digial humanities " comme un ensemble de ressources caractérisées par une forte capacité d'innovation " au service des projets de recherche en SHS ".

Enfin, la troisième partie, sans doute la plus consistante de l'ouvrage, s'intéresse aux transformations présentes et à venir pour ce qui concerne " les connaissances et les institutions de savoir ". Pour Olivier Le Deuff, les humanités digitales portent un message de rupture avec les paradigmes précédents. L'auteur les nomme "epokhe", concept dérivé de la philosophie de Husserl qui marque la " mise en parenthèse des valeurs et des connaissances admises qui peuvent être jugées inopportunes pour comprendre le monde actuel ". (p.116). Les changements sont multiples et concernent autant les personnes (enseignants, étudiants) que les apprentissages et les conditions de l'éducation. Allant dans la même orientation, Franck Cormerais considère que les humanités digitales sont porteuses de " nouvelles capacités de (ré)organisation du savoir " qui évoluent vers la transdisciplinarité qui implique " l'invention de nouveaux outils du savoir mais aussi une nouvelle position face à la connaissance ". (p.141). Les humanités digitales ouvrent la voie " à la troisième culture " qui allie " les sciences et les humanités, les logiciels et l'existentiel ". (p.141). Cela ne manque pas de poser la question des lieux de médiation. Olivier Le Deuff montre en quoi les métiers de la documentation et des bibliothèques vont devoir évoluer " dans une optique davantage collaborative ou tout au moins enrichie par des possibilités de production ou de conservation ". (p.148). Sylvain Machefert propose de réfléchir à une nouvelle place pour les bibliothèques à partir de l'exemple du service commun de documentation de Bordeaux Montaigne. Pour conclure et donner à voir le fil rouge qui relie l'ensemble des contributions de l'ouvrage, Olivier Le Deuff précise que les humanités digitales recèlent de grandes potentialités en permettant un " travail d'indexation et de facilitation d'accès à la connaissance, en s'ouvrant à un public plus large ". (p.164).

Préfacé par Milad Doueihi, observateur pionnier de la cité numérique et théoricien de la culture et des humanités digitales qui invitent à reconsidérer, les sciences humaines et sociales " identifiées en grande partie, au moins depuis la fin du XIXème siècle, par leur différence avec les sciences dites dures " (p.8), l'ouvrage coordonné par Olivier Le Deuff s'inscrit dans un mouvement en faveur de la diffusion, du partage et de la valorisation du savoir. Riche d'une dizaine de contributions issues pour la plupart de la recherche, il témoigne de la vitalité et de l'espérance que les humanités digitales portent depuis le début des années 2000. Sa lecture, comme l'indique Olivier Le Deuff, a pour but d'y voir plus clair et d'aller plus loin dans les " pratiques " et les " réflexions ". On ne saurait mieux dire. Spécialistes et néophytes sauront y puiser les éléments nécessaires à la compréhension de la société qui vient, celle des connaissances et du travail renouvelés par le dialogue avec l'informatique, le numérique et les sciences humaines et sociales.

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