Thinkerview : ploutocratie américaine et géopolitique moyen-orientale

Publié le 26 novembre 2015 par H16

En octobre de cette année, Thinkerview nous avait permis de découvrir l’intéressant entretien que son équipe avait réalisé avec Pierre Conesa sur l’Arabie Saoudite. Ce mois-ci, la même équipe revient avec une heure de débats sur la géopolitique internationale.

Ce débat, auquel prennent part Charles Gave, gérant de fonds et économiste, Olivier Berruyer, l’actuaire auteur du blog Les Crises, Artem Studennikov, n°2 de l’ambassade de Russie en France et Hervé de Carmoy, l’ancien vice président de la commission Trilatéral Europe, aborde différentes questions et permet aux quatre intervenants de fournir une vue originale, peu entendue ailleurs et notamment très peu sur les habituels plateaux de télévision des médias « grand public ». La version complète est disponible ci-dessous :

L’entretien se découpe approximativement en deux parties, la première abordant le rôle, notamment monétaire, des États-Unis sur l’échiquier international, pendant que la seconde partie se concentre sur le Moyen-Orient et les développements qui le secouent actuellement.

En substance, tous les intervenants s’accordent à dire que l’actuel système financier nécessite des réformes et qu’il a largement échappé au contrôle de ceux qui sont censés le diriger (États et institutions financières). On peut à ce sujet citer Charles Gave qui relate un dîner pris au début des années 2010 avec Thomas Hoenig, le chairman de la Fed de Kansas City, et qui lui tint à peu près ce propos :

« Depuis la fin des années Clinton, une ploutocratie a pris le contrôle des États-Unis, à partir des trois grandes banques que tout le monde connaît, qui gère la masse financière des États-Unis au profit de cette ploutocratie, et la grande question est : comment nous, américains, allons-nous récupérer notre démocratie ? »

Question d’autant plus prégnante que, comme le rappelle Hervé de Carmoy, les masses financières dont il est question représentent des trillions de dollars de liquidités qui sont, peu ou prou, indisponibles pour une économie devenue exsangue, les prix n’ayant plus de signification réelle. Le dollar, la devise américaine mais le problème du reste du monde, permet ainsi aux États-Unis d’exercer un pouvoir exorbitant, notamment en imposant un droit américain au reste du monde sans qu’il soit pour le moment possible pour ce dernier de s’en affranchir : c’est bien une mafia qui a pris le pouvoir, et tout indique qu’il manque encore bien trop de courage politique pour en venir à bout actuellement.

Au passage, on notera que dans cette problématique, les Russes jouent une partition un peu différente des Européens, ayant des possibilités vers la Chine.

La seconde partie de l’entretien aborde ensuite les problèmes de géopolitique internationale et donnent notamment à Studennikov la possibilité d’émettre quelques discrets messages (il reste un diplomate, ne l’oublions pas).

Pour lui, la Russie ayant observé sans agir ce qui s’est passé en Libye et constatant la catastrophe, n’a eu d’autre choix qu’intervenir lorsque la Syrie est à son tour atteinte par les troubles. Ayant déjà eu l’occasion de goûter au radicalisme des sunnites en Tchétchénie, le gouvernement russe comprend assez bien que la Syrie, patchwork bigarré de différentes ethnies, ne tient que par alliance des communautés minoritaires sur les sunnites. De ce point de vue, il rejoint Gave qui exprime son opinion de façon lapidaire : les boute-en-guerre (au Qatar, en Arabie Saoudite) « foutent le merdier partout », et, selon lui, le vrai ennemi n’est pas les Chiites, mais bien les Sunnites locaux.

Vers 42:30, on écoutera avec profit l’analyse de Hervé de Carmoy de la situation globale au Moyen-Orient et de son évolution sur les dernières années, qui estime qu’on observe ces instabilités essentiellement parce que les Américains se retirent, et s’ils le font, c’est parce qu’ils ont maintenant la capacité de produire le pétrole chez eux et n’ont donc plus besoin du pétrole moyen-oriental. Ce constat rejoint au moins en partie celui dressé dans un autre entretien Thinkerview.

En outre, il n’y a personne pour les remplacer, par défaut de politique européenne cohérente en la matière : nous n’en avons pas les moyens (infrastructures, humaines, technologiques, financières), il nous manque aussi une capacité à mobiliser les Européens pertinents sur place pour résoudre les problèmes, et nous souffrons enfin d’un évident déficit d’image (par le passé colonisateur européen). Autrement dit, pour de Carmoy, les désordres actuels ont de bonne chance d’être durables, ce que confirme Gave (vers 48:55) qui rappelle qu’historiquement, le Moyen-Orient a toujours eu besoin de la férule d’un empire assez puissant pour conserver la paix.

Enfin, la question de savoir si nous aurions à souffrir d’une troisième guerre mondiale est abordée. Sans surprise, le diplomate russe se contentera de rappeler que son pays cherche avant tout l’apaisement (notamment dans la question qui oppose actuellement les Chinois et les Américains). Pour Gave en revanche, cette guerre a déjà commencé entre les Américains et le monde musulman, et l’économiste constate, attristé et surpris, que les États-Unis sont en train de la perdre, bientôt suivis par les Européens.

Quant à de Carmoy, il rappelle avec optimisme que les Américains ont actuellement besoin de se créer un ennemi et qu’ils semblent avoir choisi les Russes, mordicus, citant en appui de sa thèse les discours actuels des Américains et rappelant qu’ils sont étrangement proches des discours qu’ils tenaient pendant la guerre froide. De Carmoy note enfin que les Européens ont tout à gagner à commercer pacifiquement avec les Russes et peuvent très bien laisser les Américains dans leurs préjugés.

De l’ensemble de cet entretien ressort à mon avis l’idée que nous vivons actuellement à un tournant majeur de l’Histoire. La puissance dominante est confrontée aux limites de son système politique et subit les revers des impasses dans lesquelles ses élites l’ont fourrée, entraînant de profonds changements géopolitiques dans le monde, essentiellement au Moyen-Orient qui, à l’aune de cette analyse, représente donc la conséquence de ces mutations et non la cause.

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