Cela fait un bon bout de temps que, sur la pendule de la cuisine, la petite aiguille reste accrochée au chiffre sept. Quant à la grande, elle se rapproche doucement du huit. Tout en mâchouillant le bouchon de son feutre noir, Valentine se concentre sur les deux drôles de fourchettes qui font office d’aiguilles. A l’école, la maîtresse leur a dit que, bientôt, ils apprendraient à lire l’heure. Elle, elle ne voit pas à quoi ça sert. Pas besoin d’apprendre ça pour savoir. Dehors, il fait déjà nuit depuis longtemps. « C’est l’hiver : il fait nuit plus tôt » lui avait expliqué Maman. Ça va bientôt être l’heure de passer à table puisque celle-ci s’affaire à préparer le dîner. Apprendre l’heure, c’est facile en fait: Maman a une heure pour toutes les tâches de la maison. Il suffit de la regarder et de faire comme elle.
Depuis que la grande aiguille a dépassé le six, tout en bas, ses gestes sont de plus en plus rapides, et moins précis aussi. Elle s’agite autour des casseroles, se dépêche de rassembler les épluchures sur le plan de travail. Elle aussi regarde la pendule aux aiguilles rigolotes. De plus en plus souvent. Alors, Valentine sait que c’est bientôt l’heure. Papa va bientôt rentrer. Dans son empressement, Maman a tâché son chemisier blanc avec la sauce tomate. Elle fixe le minuscule point rouge comme s’il s’agissait d’un énorme trou. Une plainte lui échappe et un gros mot que Valentine n’a pas le droit de répéter. Affolée par l’aiguille-fourchette qui continue de grignoter des minutes sur le cadran, elle reprend de plus bel le rangement de la cuisine. La vaisselle fait un bruit épouvantable quand elle s’entrechoque dans l’évier. Si Maman ne fait pas plus attention, elle va finir par tout casser et ce sera pire, pense Valentine en coloriant distraitement les nuages noirs de son dessin.
— Range-moi tout ça ! explose soudain Maman en prenant les devants.
Rayons de couleur, feutres, gommes… elle mélange tout dans la même trousse. Papa a pourtant répété qu’il fallait tout séparer. Même ses feuilles sont maintenant tout froissées. Si elle continue à faire n’importe quoi, ça va vraiment être pire. En un tour de main, la table de la cuisine est débarrassée de ses chefs-d’œuvre et, à la place, se dressent trois assiettes blanches, les couverts et les verres. Pour Valentine, Maman, c’est un peu une magicienne. Il ne lui a pas fallu longtemps pour ranger et tout préparer avant que Papa n’arrive.
La grande aguille est arrivée sur le dix. On entend tout d’un coup la porte du garage qui couine. Ça agace toujours Papa d’entendre ce bruit. A chaque fois, il se met à râler contre le monsieur qui est venu installer la porte. A chaque fois, il crie des mots que Valentine n’a vraiment pas le droit de répéter. Le grincement a fait sursauter Maman. Elle regarde l’heure encore une fois. Il est un peu en avance ou alors c’est peut-être les piles de la pendule qui ne « marchent » plus. C’est au tour de Valentine de sentir un poids comprimer sa poitrine. Même si elle ne l’a pas dit à haute voix, elle se reprend immédiatement dans sa tête: « Ne fonctionnent plus » et non pas « ne marchent plus ». Heureusement, que papa n’a rien entendu. Il n’aime pas qu’elle se trompe de mot.
— Je n’ai pas le temps de me changer…
Maman fixe de nouveau la tâche de sauce tomate sur son chemisier blanc. Elle semble être hypnotisée par le petit point rouge. Elle ne réagit pas quand la porte qui couine se referme. C’est dommage : tout était pourtant parfait. Une bonne odeur de bœuf bourguignon embaumait la cuisine ; toute la vaisselle était à sa place ; le sol était balayé et la table mise comme dans le grand restaurant où Papa les avait emmenées la dernière fois qu’il s’était disputé avec Maman. C’était pour se faire pardonner, qu’il avait dit. Maman avait toujours autour du cou le collier qu’il lui avait offert ce soir-là. Cette tâche, c’est vraiment dommage. Ça va tout gâcher.
— Chérie, on va jouer à cache-cache. Tu veux bien ? propose Maman en s’accroupissant devant elle.
La gorge nouée, Valentine acquiesce sans un mot. Les doigts de Maman, serrés autour de ses petits bras, lui font mal, mais pas autant que son sourire triste. Hésitante, les jambes tremblantes, elle descend de sa chaise et quitte la cuisine en commençant à compter dans sa tête.
Un, deux, trois…
Les portières de la voiture claquent à toute volée dans le garage et Valentine manque de se prendre la dernière marche de l’escalier.
Quatre, cinq, six…
La porte d’entrée aussi claque. Valentine ferme celle du placard de l’étage le plus doucement possible.
Sept, huit, neuf…
Un drôle de silence. Bien cachée au fond du placard, au milieu des manteaux qui sentent la lavande, Valentine tend l’oreille.
Dix, onze, douze…
Il est 20h. Valentine se bouche les oreilles.
Aujourd’hui, 25 Novembre c’était la journée internationale contre la violence envers les femmes.
Cela fait un bon bout de temps que, sur la pendule de la cuisine, la petite aiguille reste accrochée au chiffre sept. Quant à la grande, elle se rapproche doucement du huit. Tout en mâchouillant le bouchon de son feutre noir, Valentine se concentre sur les deux drôles de fourchettes qui font office d’aiguilles. A l’école, la maîtresse leur a dit que, bientôt, ils apprendraient à lire l’heure. Elle, elle ne voit pas à quoi ça sert. Pas besoin d’apprendre ça pour savoir. Dehors, il fait déjà nuit depuis longtemps. « C’est l’hiver : il fait nuit plus tôt » lui avait expliqué Maman. Ça va bientôt être l’heure de passer à table puisque celle-ci s’affaire à préparer le dîner. Apprendre l’heure, c’est facile en fait: Maman a une heure pour toutes les tâches de la maison. Il suffit de la regarder et de faire comme elle.
Depuis que la grande aiguille a dépassé le six, tout en bas, ses gestes sont de plus en plus rapides, et moins précis aussi. Elle s’agite autour des casseroles, se dépêche de rassembler les épluchures sur le plan de travail. Elle aussi regarde la pendule aux aiguilles rigolotes. De plus en plus souvent. Alors, Valentine sait que c’est bientôt l’heure. Papa va bientôt rentrer. Dans son empressement, Maman a tâché son chemisier blanc avec la sauce tomate. Elle fixe le minuscule point rouge comme s’il s’agissait d’un énorme trou. Une plainte lui échappe et un gros mot que Valentine n’a pas le droit de répéter. Affolée par l’aiguille-fourchette qui continue de grignoter des minutes sur le cadran, elle reprend de plus bel le rangement de la cuisine. La vaisselle fait un bruit épouvantable quand elle s’entrechoque dans l’évier. Si Maman ne fait pas plus attention, elle va finir par tout casser et ce sera pire, pense Valentine en coloriant distraitement les nuages noirs de son dessin.
— Range-moi tout ça ! explose soudain Maman en prenant les devants.
Rayons de couleur, feutres, gommes… elle mélange tout dans la même trousse. Papa a pourtant répété qu’il fallait tout séparer. Même ses feuilles sont maintenant tout froissées. Si elle continue à faire n’importe quoi, ça va vraiment être pire. En un tour de main, la table de la cuisine est débarrassée de ses chefs-d’œuvre et, à la place, se dressent trois assiettes blanches, les couverts et les verres. Pour Valentine, Maman, c’est un peu une magicienne. Il ne lui a pas fallu longtemps pour ranger et tout préparer avant que Papa n’arrive.
La grande aguille est arrivée sur le dix. On entend tout d’un coup la porte du garage qui couine. Ça agace toujours Papa d’entendre ce bruit. A chaque fois, il se met à râler contre le monsieur qui est venu installer la porte. A chaque fois, il crie des mots que Valentine n’a vraiment pas le droit de répéter. Le grincement a fait sursauter Maman. Elle regarde l’heure encore une fois. Il est un peu en avance ou alors c’est peut-être les piles de la pendule qui ne « marchent » plus. C’est au tour de Valentine de sentir un poids comprimer sa poitrine. Même si elle ne l’a pas dit à haute voix, elle se reprend immédiatement dans sa tête: « Ne fonctionnent plus » et non pas « ne marchent plus ». Heureusement, que papa n’a rien entendu. Il n’aime pas qu’elle se trompe de mot.
— Je n’ai pas le temps de me changer…
Maman fixe de nouveau la tâche de sauce tomate sur son chemisier blanc. Elle semble être hypnotisée par le petit point rouge. Elle ne réagit pas quand la porte qui couine se referme. C’est dommage : tout était pourtant parfait. Une bonne odeur de bœuf bourguignon embaumait la cuisine ; toute la vaisselle était à sa place ; le sol était balayé et la table mise comme dans le grand restaurant où Papa les avait emmenées la dernière fois qu’il s’était disputé avec Maman. C’était pour se faire pardonner, qu’il avait dit. Maman avait toujours autour du cou le collier qu’il lui avait offert ce soir-là. Cette tâche, c’est vraiment dommage. Ça va tout gâcher.
— Chérie, on va jouer à cache-cache. Tu veux bien ? propose Maman en s’accroupissant devant elle.
La gorge nouée, Valentine acquiesce sans un mot. Les doigts de Maman, serrés autour de ses petits bras, lui font mal, mais pas autant que son sourire triste. Hésitante, les jambes tremblantes, elle descend de sa chaise et quitte la cuisine en commençant à compter dans sa tête.
Un, deux, trois…
Les portières de la voiture claquent à toute volée dans le garage et Valentine manque de se prendre la dernière marche de l’escalier.
Quatre, cinq, six…
La porte d’entrée aussi claque. Valentine ferme celle du placard de l’étage le plus doucement possible.
Sept, huit, neuf…
Un drôle de silence. Bien cachée au fond du placard, au milieu des manteaux qui sentent la lavande, Valentine tend l’oreille.
Dix, onze, douze…
Il est 20h. Valentine se bouche les oreilles.