La conscience de soi-même est un concept plutôt fourre-tout et les chercheurs ont traditionnellement essayé de le ‘déballer’ afin de pouvoir l’étudier. Il existe ainsi de nombreuses études portant sur l’attention, la discrimination, la formation des concepts, la perception de la profondeur, de la couleur, de la mémoire et des douzaines d’autres, chacune d’entre elles exigeant que le sujet soit conscient. La conscience de soi-même est ainsi supposée et comme pour la plupart des suppositions, elle est rarement mentionnée car tout simplement considérée comme allant de soi.
La notion de conscience de soi-même semble évidente jusqu'à ce que l’on rencontre des concepts comme objectif et intention qui ont une mauvaise réputation car ils sont associés à des idées comme celle de la libre volonté. Mais mis à part cette réserve, en quoi le concept d’objectif est-il différent des autres thèmes retenus pour les études en laboratoire ? Le concept d’objectif diffère de la plupart de ces thèmes car il est purement conceptuel et par conséquent comme n’est pas vérifiable par des enquêtes objectives, c'est-à-dire que si une personne rapporte voir une tâche bleue ceci peut être comparé à la perception de l’expérimentateur de cette même tâche, alors que si la même personne déclare considérer un objectif particulier, une telle vérification n’est pas possible. L’affirmation pourrait être validée par l’observation pendant un certain temps des faits et gestes de la personne pour voir si l’objectif est réellement poursuivi, mais cette observation pourrait ne pas être concluante car il n’existe pas de limite au temps d’observation nécessaire. Et même si la personne ne réalise jamais son objectif, ceci n’invaliderait pas le fait qu’il ait pu réellement l’envisager au moment où il faisait l’affirmation dans ce sens. Affirmer envisager un objectif est un acte hautement indéterminé car l’objectif peut être conditionnel, comme par exemple quand une personne déclare : ‘s’il fait beau demain, j’emmène les enfants au zoo’ ou encore simplement exutoire comme lorsqu’un manager déclare ‘un jour je tuerai mon chef’ sans avoir réellement l’intention de le faire un jour.
Déclarer une intention semble légèrement plus affirmatif que proclamer un objectif, car ceci implique au moins que l’on comprend comment l’action peut être réalisée et l’effet atteint et que l’on est préparé à exprimer l’intention sous la forme d’action. Mais même dans ce cas il ne faut pas s’y fier, car déclarer une intention se fait en des termes solipsistes et le restera tant que l’action n’a pas été réalisée et son résultat mesuré.
Beaucoup d’actions sont si complexes en elles-mêmes qu’il serait incohérent de prétendre qu’elles ont été réalisées sans une intention fédératrice. Par exemple, construire une maison n’est pas quelque chose que l’on peut prétendre avoir fait accidentellement mais par ailleurs l’objectif poursuivi peut avoir été multiple : fournir un logement à sa famille, améliorer son statut social ou sa sécurité financière ou plus simplement gagner de l’argent.
Ainsi les termes d’intention et d’objectif sont irrémédiablement psychologiques car ils sont inaccessibles aux méthodes objectives utilisées en psychologie. Ils peuvent certainement être considérés comme étant accessibles à la conscience cependant et par ailleurs ils ne peuvent pas être négligés comme étant de la superstition, ainsi que certains comportementalistes l’ont affirmé.
Dans cette discussion du concept d’action, nous avons intentionnellement fait le minimum mention aux concepts d’objectif et d’intention, décrivant au contraire une action comme étant une forme observable dans un flot de mouvements, vue de l’extérieur comme étant focalisée sur la production d’un effet, celui-ci étant l’élément final de la forme en question, sa culmination. Pour percevoir cette forme, aucune supposition n’est nécessaire au-delà de celle qui veut que les personnes soient capables de détecter de telles formes et il existe suffisamment de preuves dans les études de la perception de formes pour justifier cette hypothèse. De plus, l’observation ordinaire des personnes confirme que leurs activités aboutissent à des résultats.
Si nous faisons par exemple un film d’une personne ‘se comportant’ de manière ordinaire de façon que les spectateurs de ce film puissent se livrer à des observations naïves telles que recommandées par le comportementalisme, quelles unités de ‘comportement’ différentes de celles utilisées dans un discours en termes d’action pourraient-ils identifier ? Que verraient les spectateurs ? Des actions, des actions en suspens, des accidents et des mouvements réflexes. La tendance à voir les activités en tant que formes est très forte et très profondément ancrée en chacun d’entre nous. Aucune alternative viable n’a encore été trouvée ni même suggérée.
Cette manière de percevoir l’activité des personnes a plusieurs avantages. Elle permet de faire des prédictions sur un laps de temps limité et avec une certaine fiabilité, car une fois que des actions de forme semblable ont été observées de manière répétitive comme se terminant par le même effet, il suffit de mémoriser la forme d’ensemble pour pouvoir nommer l’effet qui en est la fin avant que celui-ci ne se produise. Si nous voyons par exemple des étudiants pénétrer dans une bibliothèque, nous pouvons en déduire qu’ils vont s’y adonner à des activités de lecture et il est assez probable, mais évidemment pas certain, que cette prédiction soit correcte. Nous sommes au moins capables de réduire drastiquement le nombre d’activités possibles qui est sinon infini. Ce niveau de prédiction n’est pas satisfaisant pour la psychologie scientifique qui dans ce cas voudrait plus d’information, comme par exemple le nombre de fois où dans le passé ces mêmes étudiants ont effectivement lu un livre après être entrés dans la bibliothèque par rapport au nombre de fois où ils y sont entrés sans rien lire. De telles informations permettent de raffiner la prédiction, mais aussi longtemps que les individus restent libres de changer leurs opinions au cours de leurs activités, la certitude est hors de portée. Le débat devient alors un problème de coût des informations par rapport aux bénéfices attendus. Le coût des prédictions disponibles à partir d’observations informelles est très faible et de telles informations sont très rapidement accessibles ; les situations d’interaction sociale dans lesquelles la vitesse de prédiction prime toutes les autres considérations sont fréquentes, comme par exemples dans les jeux et les compétitions.
Ceux qui veulent bannir les concepts psychologiques ordinaires de la psychologie scientifique les appellent parfois ‘superstitions’ et une des astuces fréquemment utilisée pour justifier une telle approche joue sur le concept de conscience de soi-même. Il peut en effet sembler qu’il n’y ait seulement qu’un petit pas à faire pour admettre le concept de conscience de soi-même à partir de celui de conscience tout court et la proximité des expressions grammaticales invite à considérer qu’être conscient de soi-même n’est pas très différent d’être conscient des objets qui nous entourent. Le langage ordinaire tend également à encourager la réification du ‘soi’ comme lorsque nous disons : ‘faire attention à soi’, ‘être fidèle à soi-même’ ou encore ‘se trouver soi-même’ etc. Ceci permet aux anti-psychologues d’affirmer que la conscience de soi-même est essentiellement une affirmation qu’il existe un petit être dans la tête dirigeant nos actions pour ensuite (et bien entendu) ridiculiser cette idée d’homoncule comme caricaturale. Cette idée d’homoncule est en fait une vieille superstition remontant à la manière avec laquelle les moines du Moyen-âge représentaient l’âme comme habitée par des petits anges et des diablotins. Elle n’a aucune substance car en réalité le pas à franchir pour passer de ‘conscience’ à ‘conscience de soi-même’ n’est pas petit mais en fait gigantesque ; l’espace que franchit ce pas n’est autre que la notion de responsabilité, un autre concept psychologique généralement ignoré par la psychologie scientifique.
Supposons qu’un lion soit vu par un observateur humain en train de pourchasser puis de tuer un zèbre. Si l’observateur accepte que le lion apprécie que son propre train d’activités (pourchasser le zèbre, lui sauter sur le dos, lui ouvrir la gorge) résulte par la mort du zèbre (ce que l’observateur accepte probablement car on peut supposer que le lion aura fait tout ceci souvent) est-il justifié pour autant à considérer le lion comme étant responsable de la mort du zèbre ? L’observateur est en droit de penser ceci à la condition d’être confiant dans le fait que le lion avait prévu que le résultat de ses actions sera la transformation d’un zèbre vivant en repas.
L’observateur pourrait cependant argumenter que la conscience de la part lion que ces actions se termineront par la mort du zèbre n’est pas une condition suffisante pour tenir le lion responsable de cette mort. Quelque chose d’autre est requis et ce quelque chose est contenu dans la notion de conscience de soi. Si l’observateur parlait d’un être humain plutôt que d’un lion, il supposerait que le tueur a choisi des actions dont il avait conscience qu’elles allaient se terminer par la mort du zèbre alors qu’il aurait pu en choisir d’autres ; cette connexion optionnelle entre lui-même (le tueur) et son action signifie que celui-ci doit porter la responsabilité pleine et entière du résultat de l’action. La séparation conceptuelle entre lui-même et ses actions rend possible et même obligatoire qu’il se perçoive comme l’agent causal du drame. Le lion, par contre, n’est pas crédité de la capacité de manipuler le concept de cause. Le lion tue donc le zèbre et la responsabilité qui lui est attribuable exclu toute question de moralité. Le lion a tué le zèbre, un point c’est tout.
Supposons maintenant qu’un rat s’échappe de sa cage de laboratoire et mordille un câble électrique, ce qui produit un court-circuit et finalement une coupure d’électricité dans tout le quartier. Le rat est-il responsable de la panne ? Clairement non, à moins que soyons prêts à admettre que les rats puissent prévoir ce qui se passe quand on sectionne un câble électrique. Certains diront que ce dont le rat est responsable, c’est du mordillement du câble. Ceci montre bien que nous limitons la part de responsabilité attribuable à un acteur à la capacité qu’il avait à prévoir le résultat de ses actions. Ce genre de considérations ne tient pas simplement de la devinette mais provient de l’observation détaillée des circonstances. La même question se pose pour le rat comme pour le lion. Le rat réalisait-il sa responsabilité ? On peut penser que non.
Mais parler des animaux en ces termes revient à commettre le péché d’anthropomorphisme. Parler du lion ou du rat comme conscients de leur propre responsabilité du résultat de leurs actions est injustifié et ceci est une des raisons qui expliquent pourquoi les animaux sont si souvent choisis comme sujets dans les expérimentations psychologiques. Le fait que leurs sujets soient des animaux évite aux expérimentateurs beaucoup des problèmes conceptuels qui se posent lorsque l’on essaye d’étudier les humains. Ces expérimentateurs peuvent alors stigmatiser l’utilisation du terme responsabilité concernant les activités des animaux comme étant une offense scientifique qui revient à multiplier les variables inutilement, ce qui est bien ce qui se passe en certains cas. Mais les résultats des études psychologiques faites avec des animaux sont loin d’être catégoriques. Beaucoup d’animaux jouent lorsqu’ils sont jeunes ; beaucoup apprennent et certains apprennent même à se servir d’outils. Certains utilisent d’autres animaux comme du bétail domestiqué. Et beaucoup entretiennent des relations symbiotiques avec d’autres espèces. Certains construisent des logis très sophistiqués et d’autres encore réalisent des activités qui semblent préparer le futur.
Tout ceci amène le problème de savoir quels sont les constructions théoriques nécessaires pour parler des êtres humains ; ‘je’ est un de ces concepts nécessaires.
Les humains possèdent une capacité hautement développée à comprendre et manipuler les symboles et ceux-ci ne sont autre chose que l’attachement d’une entité (le symbole) à un autre (le référent) par une décision humaine. Cette capacité à évolué ontogénétiquement grâce à l’exposition répétée à des formes de trois sortes faites de deux événements, c'est-à-dire :
1. Les signes, lorsque la connexion entre deux événements est empiriquement invariable mais peut se produire dans un sens ou dans l’autre ;
2. Les relations de cause à effet, lorsque la connexion est empiriquement invariable mais se produit toujours dans un seul sens (l’effet suivant toujours la cause) ;
3. Les symboles, lorsque l’ordre des deux événements est sans importance et la connexion entre les deux est une décision humaine.
L’expérience humaine permet une différentiation claire entre ces trois types et nous permet de nous livrer à une analyse conceptuelle de nos propres actions d’un niveau supérieur. Cette analyse prend la forme d’une distinction entre d’une part la forme des activités menant à un effet et d’autre part cet effet en lui-même, le premier élément étant conceptualisé comme la cause du second. Nous aboutissons alors à considérer toutes nos activité comme des causes et leurs résultats comme leurs effets. Puisque toutes les causes ont une source unique en nous-mêmes, nous appelons cette source ‘je’. L’observateur nous jugera alors responsable de nos actions et de leurs résultats dans la mesure où il estimera que nous aurions pu les prévoir. Nous acceptons cette règle empirique car nous avons-nous-mêmes appris à voir nos activités comme des entreprises causées trouvant leur origine en nous-mêmes. Nous avons développé une conscience du ‘je’ (ou conscience de soi-même) au travers d’un processus qui ne demande guère plus que la perception de formes simples. Simultanément, nous sommes devenus des déterministes pratiquants car nous sommes désormais armés du concept de cause à effet et avons appris à l’utiliser ; et nous avons aussi appris la nature des symboles et comment ils peuvent être utilisés pour référer à des concepts. Toutes ces réalisations sont indépendantes.
(d’après R. Spillane)