" ELLES AFFIRMENT TRIOMPHANT QUE/TOUT GESTE EST RENVERSEMENT " Monique Wittig, Les Guérillères, les Éditions de Minuit, 1969.
Est-ce qu'on a assez dit que Lotic était un bon dieu de producteur dingue? Alors voilà ça tournait depuis quelques jours, il devait sortir des morceaux pour Janus Berlin (HVAD, Bekelé Berhanu, etc.). Quelques jours et puis là, le petit miracle dans la nuit américaine, ça tombe, ça sort et c'est vraiment très immense. Vraiment très monstrueux. Ça va être un peu difficile à chroniquer, tant l'écoute a été violemment émotive, du genre intense, du genre des petites réponses de pourquoi on écoute autant de musique. Du genre, c'est tellement beau que je ne sais pas où me mettre, du genre il se passe un truc tellement important devant moi que je ne sais pas trop quoi faire.
Bon Lotic, on vous en avait déjà parlé pour son EP sur Tri Angle, on y retrouvait déjà cette manière extrêmement singulière de produire du son, quelque chose d'un usage très novateur de la boucle et du sample. Une manière très précise d'hacher et d'assembler, d'accélérer et de décélérer les boucles. Un geste très singulier qu'on avait déjà pu entendre dans Heterocetera, son précédent EP donc. Agitations se compose de dix morceaux, et on peut l'écouter comme une mixtape. C'est au fond un seul bloc de matière qui est travaillé, difficile de voir entre les différents morceaux des coupures ou des blancs, c'est plutôt un seul et même élan. Un mouvement autonome qui se déplie et s'étale, et en l'occurrence ici, qui dit mouvement, dit production de sens. C'est un album qui est par son autonomie et par sa position un moment de sens. Je pense qu'à ce stade on peut déjà dire qu'avec Agitations il se passe une chose très rare aujourd'hui, réussir par une œuvre, une pièce, un album à produire un endroit, un lieu de sens. C'est-à-dire aussi un lieu de sensation, et un lieu de sensible, un lieu qui renverse une perception de la durée, de la vitesse, des attendus sonores, un lieu précisément à l'écart et en débord. Tout déborde, tout produit de l'intense. C'est un même mouvement vers une grosse matière faciale, une matière qu'on se prend en pleine face et en plein crâne. Agitations est un monstre.
Alors comment l'album fonctionne je ne sais pas trop le commenter, on arrive à un degré d'abstraction sonore tellement engagé dans autre chose qu'il est un peu difficile de dire, là c'est des synthés, là ce sont des drums, là c'est de la voix, etc. De toute façon je crois que ça serait également trahir un peu le propos d' Agitations. Il faut plutôt l'écouter comme un ensemble traversé par des multiples. Un ensemble qui repose sur cette technique très singulière de Lotic de boucler, il pousse l'usage du sample à un endroit où il n'avait pas encore été amené. Collage et vitesse sont les deux clés peut-être pour imaginer cet ensemble complexe. Tout se joue sur la superposition de stridences, de bruits et de boucles. Superposition et accélération, superposition et décélération, alors certes parfois on reconnaît bien un bruit de bouche, un souffle, ou un piano, mais disons-le, c'est à la marge. C'est un travail du rythme, comme Meschonnic pourrait en parler pour la poésie. Un travail du mouvement, et c'est par là qu' Agitations acquiert tant de singularité et tant d'intensité. Bien sûr, on pourrait dire qu'on retrouve des tropes ou des tics dubstep, qu'on retrouve des formes techno, qu'on retrouve des formes de l'expérimentation ou des glitchs extrêmes, mais je crois que ça serait desservir le travail de Lotic. Là, on est juste complètement ailleurs, et c'est ça précisément la force et l'événement...
Agitations est définitivement une forme monstrueuse, c'est à dire une forme qu'il est difficile de commenter. Ce qu'on peut en dire formellement et concrètement c'est qu'on se trouve peut-être en face d'un travail du rythme, d'un travail de vitesse, et d'une banque sonore composée de machines qu'on ne peut plus identifier. Agitations a davantage à voire avec une " puissance " au sens spinozien du terme, qu'avec une forme connue. Quelque chose qui a à voir avec le pouvoir d'exister... Mais alors qu'est-ce que c'est que ça, produire une forme monstrueuse? Une forme que l'on a du mal à commenter...
Lotic est un producteur monstrueux, monstrueux, il faut l'entendre comme manière de produire des monstres musicaux, des monstres ou des sorcières. Produire des monstres, c'est produire des formes qui ne sont pas directement appréhensibles, des formes qui gênent dans la perception quotidienne. Des formes dont on a du mal à décrire ce qu'elles sont tant elles sont à l'écart. Produire des monstres c'est aussi produire une position, une position radicale. Radicale car absolument autre et ailleurs. Produire ces formes là est sans doute l'apanage d'une génération déjà complètement ailleurs. Il ne s'agit plus de poser des questions de genre, ou des questions de queer, mais bel et bien de produire des formes non immédiatement appréhensibles, produire des formes énervées et ailleurs, produire des formes qui sont elles-mêmes déjà des positions tranchantes. Des positions en dehors du connu.
Agitations est un monstre, une figure autre, une figure à l'écart. Une figure radicale, énervée, brillante et surtout absolument et essentiellement intense. Réussir à produire des formes intenses, c'est aujourd'hui peut-être la seule radicalité qu'il reste à l'art. Et peut-être aussi la seule forme d'action que l'on a face au monde comme il va. Alors voilà, à l'écoute d' Agitations je suis simplement devant la radicalité d'une forme intense, une forme qui est une puissance. Je suis devant un monstre puissant, devant une sorte de sorcellerie et je suis désemparé. Désemparé, c'est rare. Et être devant une intensité c'est encore plus rare. Là Lotic achève un coup de maître, et peut-être un chef d'œuvre, des œuvres comme on a très peu l'occasion d'en écouter ou d'en voir.
Il y a aussi quelque chose de la sorcellerie dans les productions de Lotic, quelque chose qui me fait d'avantage peut-être penser aux Guérillères de Monique Wittig qu'à un album... Agitations est en tout cas une position, et peut-être même une position absolument guerrière, une position de combat. C'est simplement intense, précis, énervé et radical, loin d'être vain et d'une pertinence qu'on a rarement l'occasion de croiser... Bon, en gros, c'est juste une méga-baffe et on en est presque sans voix, tout renversé qu'on est.