C'est l'argument très pointu d'un commissaire d'exposition, David Campany, qui sert de référence initiale à l'exposition "DUST — Histoires de poussière, d’après Man Ray et Marcel Duchamp " visible actuellement au BAL à Paris. Cet indice précurseur porte le nom d' "Élevage de poussière". En 1920, Man Ray rend visite à son ami Marcel Duchamp dans son atelier new-yorkais. Là, il voit une plaque de verre posée à plat, recouverte d’une épaisse couche de poussière. Duchamp a volontairement laissé cette poussière s’accumuler durant des mois. C’est l’un des stades d’élaboration de ce qui deviendra sa plus grande œuvre en techniques mixtes : "La Mariée mise à nu par ses célibataires, même" également connue sous le nom de "Grand Verre" (1915-1923). La pellicule de poussière représente l’épaisseur du temps. Il faudra que ce temps donne une perspective à cet objet avant que, dans les années 1960 et 1970, les artistes conceptuels y voient une préfiguration de leurs réflexions. Élevage de poussière sera considéré comme annonçant le travail des artistes associés à l’Art brut, à Fluxus et à l’Arte povera. L’image est revendiquée par tous ces mouvements mais ne peut être accaparée par aucun d'eux.
Proposer alors une exposition photographique autour de cet "inframince" pourrait a priori paraître une gageure et laisser place au scepticisme. Pourtant il faut rendre les armes et accepter ce voyage improbable dans une quête développée auprès d'artistes de générations différentes, de recherches diverses. Ce fil conducteur entraine alors le visiteur dans une errance où la poussière passe par des états multiples, autorise des lectures inattendues. Photographie de presse, photographie d'inconnu mais également créations d'artistes contemporains jalonnent ce parcours inédit.
Tempête de poussière au Kensas en 1935 Photographe inconnu
L' "Élevage de poussière " de Man Ray/Duchamp permettait l'interprétation d'une vue aérienne dans un espace énigmatique. Mais cette poussière devient également vecteur d'une destruction d'immeuble à New York. Une tempête de poussière au Kensas en 1935 abandonne derrière elle un terrain stérile.
Cette poussière, apparemment anodine lorsqu'elle se dépose au fil du temps sur quelques objets ou sur la plaque de Marcel Duchamp, s'affirme alors comme révélatrice de tous les dangers. « Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière » écrivait TS Eliot dans "La Terre vaine" en 1924. L'ambition de David Campany n'est pas mesurée. L'auteur de l'exposition et du livre qui la génère suggère que la photo de Duchamp/Man Ray pourrait être une clef pour la compréhension de notre siècle, "concentré de hasard, d'incertitudes spatiales, d’ambiguïtés sur l'origine de l'image et sur son auteur, à un sentiment d'instabilité, à un effacement des frontières établies entre photographie, sculpture et performance (...)"
Si bien que l'on ne peut pas, me semble-t-il, ignorer la question sous-jacente d'une telle exposition : le créateur serait-il le curator, personnage central de la manifestation ?
Installation de "Nomads" de Xavier Ribas au BAL, Paris 2015
Entropie
Faudrait-il alors envisager l'histoire de l'art comme la résultante spéculative issue de la réflexion personnelle de tel ou tel concepteur plutôt que le fruit d'une aventure humaine échappant à chacun et laissant aux générations suivantes un héritage de créations disponibles pour des investigations contradictoires ? Le thème de "Dust" pourrait bien porter en lui ses propres contradictions, la poussière apparaissant comme l'élément visuel le plus symbolique de l'entropie. De la poussière aux cendres se révélerait la destinée inéluctable des productions humaines, voire de l'humanité toute entière. L'injonction biblique "Tu redeviendras poussière..." solderait alors l'ambition de toute histoire de l'art et même de l'histoire des hommes.
Dust / Histoires de poussière d'après Man Ray et Marcel Duchamp
Une proposition de David Campany
Du 16 octobre 2015 au 17 janvier 2016
Le BAL
6, Impasse de la Défense
75018 Paris