Les délires du personnage principal avaient paru déplacés, excessifs (lire le compte rendu d'une conférence de Littell à normale sup, sur le blog de Pierre Assouline).
Et puis je suis tombé sur cette citation de Littell, et un lecteur de ce blog m'a conseillé cette lecture.
Aucun regret, c'est sans doute un des grands livres sur la deuxième guerre mondiale. Comme dans Vie et Destin, Jonathan Littell nous fait traverser la guerre, cette fois côté allemand - il n'y a qu'un narrateur chez Littell, il est allemand, le point de vue russe est donc moins présent.
Dans l'Histoire d'un allemand, on suivait un jeune magistrat allemand qui refuse le nazisme, très tôt. Dans La Mort est mon métier, on suivait l'itinéraire d'un bourreau arrivé au poste de commandant d'Auschwitz à la suite d'un parcours de misère.
Ici, le narrateur est un nazi convaincu, Maximilien Aue, à la double éducation française et allemande, rentré en Allemagne par conviction. Il ne s'agit pas d'un déclassé entré en nazisme pour trouver à manger, mais d'un bourgeois intelligent désireux de venger la défaite de 1918.
Tant qu'à trouver des points de comparaison, autant citer le livre de Robert Littell, père de Jonathan : la Compagnie. On y suivait l'histoire de la CIA à travers le parcours de quelques étudiants idéalistes. Comme Les Bienveillantes, c'est un énorme pavé ; c'est aussi un très bon polar historique.
Bref. Le roman s'inscrit dans une tradition de récits romancés sur la deuxième guerre mondiale, et il est réussi. La personnalité du narrateur a posé problème à certains, qui ont trouvé ce personnage excessif.
Il y a certes des passages où il décrit longuement ses problèmes intestinaux, ou des rêves étranges, et il est fondamentalement incestueux et dévoré d'amour pour sa soeur jumelle.
Il est, en sorte, humain. Ses dérèglements au cours de la guerre sont presque rassurants, contrairement à ce qu'écrivent certains détracteurs : que peut-on attendre d'un personnage qui, dès le début de la guerre a dû faire fusiller des enfants et des bébés par milliers, et parfois achever lui-même des hommes couchés dans une fosse commune ? Voudrait-on qu'il joue au Scrabble tous les soirs en buvant une tisane, de 1939 à 1945 ? Ce serait, là, pour le coup, inhumain.
Ce roman est grand parce qu'il permet d'aider à connaître et comprendre la guerre qui nous sert encore de repère : à la fois exemple absolu de ce que l'humanité peut produire de pire et en même temps, de façon plus anecdotique, point de départ de l'impasse européenne (Maximilien Aue : "Je souhaiterais maintenant me concentrer sur quelque chose qui corresponde mieux à mes talents et à mes connaissances, comme le droit constitutionnel ou même les relations juridiques avec les autres pays eropéens. La construction de la nouvelle Europe est un champ qui m'attire beaucoup").
Je crois que factuellement ce livre est exact. C'est un point primordial : compte tenu de tout ce qui a déjà été écrit sur le sujet, et de son importance, le respect des faits est un impératif moral. La forme romancée permettra au lecteur qui n'aurait que peu de connaissances sur la période d'en comprendre rapidement les grands traits : démesure du nazisme, horreur absolue de la chasse aux juifs et autres ennemis du Reich, faillite d'une société.
Pour ceux qui connaissent mieux l'histoire, on comprend plus en détail le fonctionnement de la mécanique nazie : une organisation aux centres de pouvoirs concurrents, avec des technocrates qui peuvent croire rester propres, côté Albert Speer, des mystiques illuminés du côté de la SS de Himmler, et au milieu la Wehrmacht, les militaires traditionnels, qui oscillent entre les deux camps.
Ce paysage schématique s'accorde de variations multiples : la SS finit par attirer de jeunes ambitieux parfaitement rationnels, raisonnables, qui méprisent au fond le fanatisme antisémite des fondateurs. On découvre ainsi, à travers le personnage d'Ohlendorf, que le nazisme avait ses défenseurs brillants, structurés, défendant une vision presque libérale de cette idéologie. Pour Ohlendorf, les massacres du front de l'Est sont des maladresses et la nuit de Cristal de 1938 un "manque de coordination".
La force des Bienveillantes est de faire ainsi ressentir combien le nazisme a été possible parce que, au fond, bien peu de gens avaient à en ressentir les conséquences ultimes et abominables, l'extermination. Pour la grande masse, il ne s'agit que de balayer quelques cas de conscience, quelques moments de doute.
Il y a une sorte d'humour triste par moments, qui souligne l'absurdité nazie :
"Lorsque la famine les eut décidés à ce recours [un cas de cannibalisme], les soldats de la compagnie, encore soucieux de la Weltanschauung, avaient débattu le point suivant : fallait-il manger un Russe ou un Allemand ? Le problème idéologique qui se posait était celui de la légitimité de manger un Slave, un Untermensch bolchévique. Cette viande ne risquait-elle pas de corrompre leurs estomacs allemands ? Mais manger un camarade mort serait déshonorant ; même si on ne pouvait plus les enterrer [le sol de Stalingrad est gelé], on devait encore du respect à ceux qui étaient tombés pour la Heimat. Ils se mirent donc d'accord pour manger un de leurs Hiwi [un volontaire russe], compromis somme toute raisonnable, vu les termes du débat."
C'est un livre magnifique au final. S'il faut absolument une note critique, je dirais que j'ai sauté une page où Maximilien est en proie au délire ; il en reste 1389 qui m'ont passionné.
Comme d'autres avant lui, il contribue à comprendre, réaliser ce qu'est l'horreur du nazisme, ce à quoi engage le refus de l'humain, ce à quoi mène la volonté de ne pas voir, de se détourner des conséquences de son engagement. Une dernière citation en ce sens :
"Même avec tous les hommes que j'avais connus je ne pouvais pas m'approcher de cela, je ne pouvais rein comprendre à cette peur insensée des femmes. Et une fois les enfants nés, ce devait être pire encore, parce qu'alors commence la peur constante, la terreur qui vous hante jour et nuit, et qui ne finit qu'avec soi, ou avec eux. Je voyais l'image de ces mères qui serraient leurs enfants pendant qu'on les fusillait, je voyais ces Juives hongroises assises sur leurs valises, des femmes enceintes et des filles qui attendaient le train et le gaz au bout du voyage, ce devait être cela que j'avais vu chez elles, cela dont je n'avais jamais pu me défaire et que je n'avais jamais su exprmier, cette peur, non pas leur peur ouverte et explicite des gendarmes et des Allemands, de nous, mais la peur muette qui vivait en elles, dans la fragilité de leurs corps et de leurs sexes blottis entre leurs jambes, cette fragilité que nous allions détruire sans jamais la voir".