Quelque part dans le sud du Maghreb, entre 1920 et juin 1924. Une société coloniale éclatée terriblement corsetée : les Européens - propriétaires terriens, administrateurs coloniaux, militaires - avec leur prépondérance en bandoulière se retrouvent en un club où nul Arabe n’est admis, les autochtones, tout aussi séparés par des barrières sociales et culturelles étanches …
Enfin, pas tant que ça ! Car le monde évolue et ses retentissements parviennent jusqu’à ce coin reculé du royaume. On est encore loin de l’autodétermination, malgré les principes du Président Wilson …
Il y a l’automobile, les nouvelles techniques de culture, l’accès à l’éducation française pour les fils de notables, le cinéma, et surtout il y a eu la grande guerre pour ceux qui en sont revenus. La jolie veuve Rania y a laissé son jeune mari. Lettrée, elle tente de concilier tradition et progrès social, malgré la présence pesante de son frère aîné Taïeb, qui ne rêve que de la marier à un homme de son choix. Il y a aussi le colon arabisant – un peu versé dans les services secrets – Ganthier, qui voudrait bien récupérer une parcelle enclavée dans celles de Rania, son cousin Raouf, le fils surdoué du caïd Si Ahmed, subtil manœuvrier qui saura exercer une vengeance implacable contre Belkhodja, le commerçant imprudent, indic à ses heures …Pagnon, le grossier chirurgien, son épouse infidèle Thérèse et son cimetière, le Contrôleur civil …
Dans cet univers de mépris réciproque où les paysans sans terre occupent la plus basse caste, où les Espagnols sont moins considérés que les Italiens, où la morgue des petits-blancs supporte mal l’accession à la citoyenneté des Juifs et où les colons craignent comme la peste l’émancipation des indigènes par l’instruction, un grain de sable de taille survient : l’arrivée d’une équipe de tournage américaine. Voici la starlette Kathryn Bishop, son mari qui lui recommande comme interprète le jeune dandy Raouf, Gabrielle, la journaliste très bien introduite à Paris. Les cartes ne tardent pas à être rebattues.
Le roman entremêle actualité historique et fiction, fait vivre à ses personnages attachants des aventures à petites touches, à la manière impressionniste. Chaque chapitre ne dure que quelques pages et immédiatement, le lecteur est aspiré par cette écriture fluide et agglutinante à la fois, asthmatiforme, foisonnante en ses arabesques incantatoires.
Certaines scènes – l’Allemagne vaincue travaillée par le nazisme naissant, le combat des chameaux, l’affrontement des deux cortèges, la scène de chasse – m’ont enthousiasmée. J’ai moins compris l’insistance avec laquelle l’auteur nous rappelle l’affaire Fatty Arbuckle ni son rapport très ténu avec la vie des personnages. Un élément qui m’aurait presque fait abandonner – et j’aurais eu bien tort – ce beau roman.
Les Prépondérants, roman d’Hédi Kaddour, Grand Prix du roman de l'Académie française 2015, publié chez Gallimard, 460 p. 21€