"Le combat corps à corps avait recouvert le champ de bataille d'un immense nuage de poussière où les peaux de grenouille verte des soldats tourbillonnaient comme des flocons dans la tempête."
Cette phrase est extraite d'un passage des mémoires de l'amérindien Tahca Ushte, où il raconte la bataille de Little Big Horn. Les soldats blancs venaient de toucher leur solde et leurs poches étaient pleines de billets verts...
Un certain nombre de romans ont pour sujet un fait divers. L'exemple qui vient immédiatement à l'esprit stendhalien est évidemment Le Rouge et le Noir. Mais il est bien d'autres exemples dans la littérature que celui-là.
Serge Bimpage écrit son roman à partir du rapt réel de la fille d'un écrivain célèbre par un caméraman de la télévision suisse. L'affaire, qu'il transpose et qui remonte à un peu plus de trente ans, avait à l'époque défrayé les chroniques genevoises et bien au-delà.
Nazowski, Naz pour les intimes, se voit proposer par son éditeur d'écrire un livre sur un sujet en or, la vie d'Edmond K., qui vient de sortir de prison. Edmond K. a en effet enlevé Albertine, la fille du cinéaste Nils Onson, il y a quelque dix ans de cela.
Naz, après avoir été journaliste, a changé de métier. Il est devenu nègre. Il est passé en quelque sorte de l'écriture sur des faits à l'écriture sur commande. Mais écrire sur Edmond K. est un tout autre défi, parce que ce dernier ne lui a rien demandé.
Considéré comme un monstre, Edmond K. n'a pas eu beaucoup le loisir de s'exprimer sur les motivations de son crime. Le livre commence d'ailleurs par cette phrase : ""D'un monstre, il n'y a rien à entendre!" avait tonné le procureur général."
On ne s'était pas intéressé à la vérité d'Edmond K. à l'époque et on ne s'était pas intéressé davantage à celle de sa victime, Albertine. Naz va donc essayer de reconstituer les faits, de savoir pourquoi et comment ils se sont produits, de comprendre.
Pour cela il va rencontrer à plusieurs reprises Edmond et Albertine et leur donner la figure humaine qui ne leur a jamais été donnée jusque-là dans la presse. Il va entrer dans leur vie, la reconstituer dans leur milieu, avant, pendant et après le crime.
Naz apprend ainsi l'importance, sur la vie d'Edmond, de l'injonction de son aristocrate de père: "Ressemble!"; la peur des hommes, depuis l'enlèvement, qu'éprouve Albertine, la peur "de ce qu'ils veulent prendre", "ces avides".
Ces contacts avec Albertine et Edmond ne sont pas sans incidence sur la propre vie de Naz, sans doute parce qu'il s'investit beaucoup dans cette quête de leur vérité, dans cette plongée dans leurs profondeurs humaines:
"Je voudrais écrire comme un artisan. Tout entier dans le geste. Tandis que le geste d'écrire, hormis ces instants si fugaces qui me soulèvent et font oublier, ne s'accomplit pas sans souffrance."
Si La peau des grenouilles vertes n'est pas la seule motivation d'Edmond K., elle joue un rôle dans son passage à l'acte et elle en joue certainement un autre dans l'existence d'Albertine, son réalisateur de père ayant fait fortune "en racontant la pauvre vie des riches et la riche vie des pauvres".
Quant à Naz, même s'il ne s'est pas spécialement lancé pour l'argent dans sa quête de leur vérité, n'a-t-il pas droit à un peu de la peau des grenouilles vertes pour le temps qu'il perd en s'obstinant à la dévoiler cette vérité, au détriment de ses mandats?
Comme ni Albertine, ni Edmond ne sont finalement d'accord pour que Naz écrive tout ce qu'il apprend sur eux, à défaut d'être leur historien, il se voit en effet contraint de devenir leur romancier, ce qui n'est pas la plus mauvaise voie pour parvenir à la vérité, mais n'est pas sans danger...
Francis Richard
La peau des grenouilles vertes, Serge Bimpage, 208 pages, Éditions de l'Aire