des flots de sang

Par Jmlire

" Dix mille ans de guerre et de massacres, telle est la principale information qu'un espion extra-terrestre rapporterait sur l'espèce humaine, dans toute cette époque néolithique dont on ne parvient pas à sortir. Dans le millénaire qui suivit la naissance de l'islam, de l'Europe à l'Inde, on vit les civilisations sous l'emprise spirituelle, politique et économique des deux grandes religions monothéistes, le christianisme et l'islam. L'histoire montre à l'évidence que les religions n'ont offert aucun obstacle au déchaînement des pires violences, en dépit des principes moraux inscrits dans leurs livres sacrés.
Leur confrontation a parfois conduit à certains progrès et à une première forme de mondialisation, grâce aux échanges économiques, à la transmission de certaines valeurs spirituelles, artistiques ou scientifiques, par le partage aussi de l'apport d'artistes et de penseurs. Mais cela ne masque pas les croisades ni les guerres de religions, entre catholiques et protestants, ou Arabes et Ottomans.

Ainsi, pendant la nuit de la Saint-Barthélemy ( 23 août 1578), les catholiques mirent à mort trois mille Parisiens protestants. En 1608, au Pré-aux-Merles dans les Balkans, les Ottomans massacrèrent des dizaines de milliers de Serbes, des chrétiens orthodoxes qui en gardaient assez le souvenir impérissable pour le rappeler, en 1996, lorsqu'ils massacrèrent sept mille hommes, femmes et enfants à Srebrenica, sous l'œil des caméras mondiales.
Un chroniqueur franc, Raoul de Caen, contait en ces termes les "exploits" des nobles croisés : " A Maara, les nôtres ont fait bouillir des païens adultes dans des marmites, ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés. " Les habitants des localités proches de Maara se souviendront jusqu'à la fin de leur vie de ce qu'ils ont vu. Le souvenir de ces atrocités, propagé par les poètes locaux et les traditions orales, a fixé pour des siècles une image des Franjis difficile à effacer.*

La Révolution de 1789 reste admirée en maints endroits pour l'inspiration qu'elle donnait à ceux qui luttaient ou luttent encore pour leur émancipation, leur dignité, leur liberté, leurs droits fondamentaux. Elle a pourtant conduit à d'inutiles tueries fratricides, quoique sans commune mesure avec celles qui accompagnèrent la révolution soviétique de 1917, laquelle fit disparaître des pans entiers de la population comme les paysans qualifiés de riches, réfractaires à la collectivisation forcée, ou les industriels petits et grands, oui encore beaucoup d'intellectuels et de membres du clergé. On dispute encore avec passion du nombre total de victimes, estimé entre 20 et 100 millions.

La commune de Paris, en 1871, apparaît bien modeste à côté. Cette révolte populaire contre un régime bourgeois, qui avait entraîné la France dans des aventures militaires aussi sanglantes que stupides, se termina en effet par l'exécution de vingt mille Parisiens en une seule semaine. On identifiait les coupables à leurs mains calleuses, preuve assurée de leur appartenance à la classe ouvrière.

La première Guerre mondiale mérite une mention spéciale car nous en ressentons encore les conséquences près d'un siècle plus tard. Les pays entre lesquels elle éclata étaient presque tous d'obédience chrétienne. Les motifs immédiats en furent incroyablement futiles, mais les dirigeants politiques assuraient que les hostilités ne dureraient pas plus de quelques semaines. Elles se prolongèrent quatre ans, comme on sait, et firent officiellement dix millions de morts, sans compter beaucoup plus de victimes mutilées ou ruinées.

Des chefs militaires qui, tous, affichaient une piété de façade, n'hésitaient pas à lancer des offensives stériles faisant jusqu'à un million de morts en quelques semaines, sans avoir à rendre le moindre compte ni afficher le moindre remords. Les aumôniers qui bénissaient les mourants pratiquaient pourtant les mêmes rites dans les deux camps. Quoi d'étonnant alors que cette guerre ait produit autant de révoltés, non pas le nombre infime de ceux qui fraternisèrent avec l'ennemi en 1917, mais les millions de ceux qui avaient perdu toute confiance en leurs chefs, à képi ou çà redingote, et dans la société en général. On les retrouva dans les troupes vengeresses des mouvements révolutionnaires issus de la guerre.

Et il y eut une Seconde guerre mondiale, suite quasi inévitable de la Première. La défaite finale de Hitler fut une bénédiction pour l'humanité. Il avait mené le combat sur tous les fronts, guerre classique avec conquête de territoires et de sources de richesses, guerre politique pour implanter son idéologie dans les pays vaincus, guerre contre le peuple juif par pure névrose. Mais il paya cher la perte des scientifiques, exilés ou tués, qui réduisit ses capacités de recherche, alors que, peu de temps auparavant, l'Allemagne prédominait dans ce domaine. Ce handicap se révèle décisif - où l'on retrouve le rôle ambivalent de la science, destructeur et rédempteur...

Georges Charpak, Roland Omnès : extrait de Soyez savants, devenez prophètes, Odile jacob, 2004 * Aamin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, J.C.Lattès, 1992 à suivre : Des flots de sang / 2 : réceptacle d'ombres