Je l'avais découvert l'an dernier, ce petit village paré de ses décorations de fin d'année. Pas celles des grandes villes, un peu trop prétentieuses à mon goût, non, lui avait su garder toute la modestie de l'esprit provençal et, par l'investissement de chaque résident, malgré un temps gris et glacial, sa simple vue était déjà un cadeau pour le passant.
Je voulais donc, à l'aube de l'été m'en faire une autre idée. Je suis partie en fin de matinée, pleine d'énergie, depuis le bas du Chemin des Cantalus, même en sachant que la montée en serait ardue. Il est impitoyable ce chemin qui serpente et j'ai bien cru, à plusieurs reprises, qu'il allait remporter le combat qu'il menait, sans pitié, contre mon souffle et les muscles de mes cuisses. Je suis arrivée, assoiffée, devant une jolie place semblant tout droit sortir d'un roman de Pagnol sur laquelle une ronde et vieille fontaine gazouillait sans se lasser. Les tables et les chaises de la terrasse du café, installées sous un majestueux micocoulier, étaient une irrésistible invitation à se poser. A cette heure, je paraissais être l'unique touriste. L'endroit était calme et propice à une appréciable détente. Devant un sirop d'anis étendu d'eau fraîche, qui me paraissait à chaque gorgée m’insuffler l'accent local, je commençais à laisser libre court à mon inspiration. Je savais, dans mon sac, mon petit carnet, celui qui ne me quitte jamais, celui sur lequel je note tout ce qui pourrait donner naissance à un texte, à un poème ou une histoire. Là, ce que je désirais, c'était mettre des mots sur des photos qu'une jeune fille, longtemps après, découvrirait. Un heureux destin l'avait faite Ampusienne mais juste pour ses toutes premières années ; celles encore trop tendres pour que, plus tard, la reviviscence de sa mémoire lui restitue avec force de détails tout ce qu'elle aura oublié. Je présumais déjà combien ses parents auraient de regrets à quitter trop tôt ce lieu enchanteur et qu'une douce nostalgie subsisterait longtemps dans leurs coeurs. Hélas, la vie professionnelle ne s'encombre pas de ce genre de considérations et l'on ne peut échapper à ses obligations. Puisque j'avais la plume facile, autant en profiter pour immortaliser ce que je voyais.
Ayant retrouvé ma vigueur, je me suis dirigée vers les mystérieuses ruelles qui me faisaient face. J'y étais totalement seule en foulant leurs pavés, comme une exclusive et privilégiée invitée. Mon regard s'est tout de suite porté sur une jolie plaque bleue, ovale, émaillée, sur laquelle un certain Honoré Clumanc était nommé. Qu'avait-il fait cet homme pour mériter ce privilège ? Son souvenir côtoyait la boulangerie, une vraie, où les pains au levain portent des noms d'ici, subtile mélange entre poésie et mise en appétit : Fougasses, Michettes à l'huile d'olive, et bien d'autres, tous cuits à l'ancienne, au feu de bois. Sur ses vitres se reflétaient les pierres grises du mur d'en face et un rideau de perles marron, retenu par une embrase, lui donnait un mouvement de longue chevelure, habillant en partie sa devanture. Sur ma droite, deux grands panneaux, par leurs titres aux lettres appliquées, attiraient l'attention : Mon assistant privé et Un homme à la maison ! Celui qui les avait posés là avait tout compris de l'embarras, parfois même du désarroi, des femmes vivant seules, confrontées au bricolage et à la technologie.
Au coeur d'un si petit endroit, au numéro 6, ébahie, j'ai trouvé une enseigne, aux chaudes couleurs de Toscane, qui présentait, ce qui de nos jours, dans les agglomérations, relève de plus en plus de l'improbable : une véritable droguerie-quincaillerie ! Les douze coups de midi avaient déjà sonné, son ou sa propriétaire devait être en train de se restaurer, la porte en était fermée. Mais j'imaginais, à travers elle, les bonnes odeurs d'autrefois, celles qui sentent le propre, l'encaustique, celles qui déclenchent une irrépressible envie de tout acheter pour nettoyer de fond en comble son logis. A sa gauche, appuyée au mur, une vieille échelle portant lanterne et nombre de petits pots aux plantes fleuries ; décoration accueillante rehaussée d'un trait d'humour : le nom de la boutique était Leroux d'Secours.
Voilà que j'étais arrivée face à une imposante porte de bois cloutée, voûtée, à l'allure médiévale, encadrée de piliers en pierre de taille, aux arêtes grignotées et adoucies par des siècles de vie. Elle faisait immédiatement penser à une porte du Temps, que l'on pourrait franchir pour rencontrer sur le champ, troubadours, pages, et le maître de céans. Puis, j'ai détournée mon regard d'elle, comme appelée par un pontet, réfugié dans l'ombre, qu'une mousse d'un vert foncé s'était en partie approprié. Au-delà, la lumière du soleil semblait exploser. Un peu plus loin, une plaque publicitaire sur laquelle graphisme et inscriptions informaient le passant de l'existence d'un apier où se procurer, à Lentier, le miel doré aux vertus millénaires ; précieux nectar butiné sur les pieds de lavandes odorantes, ancestrale tradition dont l'art et la manière se transmettent de père en fils dans la famille Gouillet.
Place de la Bouvesse, ici le temps recule encore. C'est une atmosphère plutôt gallo-romaine, suggérée par l'ocre-rosé des tuiles des maisons comme des pavés habillant l'escalier et sa cour en contrebas, sorte d'atrium contemporain. En faisant demi-tour, voilà que l'endroit reprenait de la hauteur, sur les mollets il fallait à nouveau forcer. Toujours et encore ces petites et jolies plaques émaillées, chaque venelle portait fièrement la sienne. Rue du four, sans doute autrefois, devait-il y en avoir un où tous se rendaient pour faire cuire leurs pains. Ici, une jolie maison aux volets blancs, aux lattes en forme de z, ornés de suspensions, et à ses pieds des plantes vertes n'en finissant pas de pousser. Soudain, m'était apparu ce remarquable escalier, encadré par des murs d'époque féodale. Ses marches étaient presque lisses, usées, creusées par des milliards de pas, séparées entre montée et descente par une rambarde de fer et de bois. J'imaginais sans peine belles dames et manants, et puis tous leurs descendants, en vêtements propres à leur temps, l'emprunter comme là je le faisais ; mais eux savaient où il menait.
Pour trouver l'église, c'était bien indiqué, impossible de se tromper : Traverse de l’Église puis Montée de l'Eglise et, dans le cas où le visiteur distrait s'égarerait, la rue du Saint Esprit était là pour l'éclairer de ses divines lumières. J'y étais enfin arrivée. Elle rivalisait de hauteur avec un piton rocheux, l'une faite de mains d'hommes, l'autre par celles des ans, de la pluie et du vent. Aucune comparaison mais tout de même un point commun : tous deux, à l'unisson, sous ce ciel d'azur, procuraient la sensation d'élever l'âme sans même pénétrer dans ce refuge sacré.
Ouf ! Terminée l'escalade, il fallait maintenant redescendre. Je n'avais toujours croisé qui que ce soit mais je les sentais présents ces villageois. Là, par les interstices de volets à demi clos, une musique s'échappait de son appartement ; ici, la bonne odeur d'un petit plat mijotant m’effleurait le nez, comme pour m'inviter à venir le déguster. La dernière rue, aux façades crépies couleur d'Italie, semblait me préparer à sortir doucement de cette magique et éphémère évasion. D'un bleu nattier, volets de maisons et poutrelles de pergola rehaussaient arbres et parterres verdoyants, tandis que de leur côté les lauriers-roses formaient d'énormes buissons à l'éclatante floraison. Au numéro 8, sous l'ombre d'un splendide néflier, tête levée, vainement j'ai espéré que quelques uns de ses fruits se détachent vers moi. Frustrée mais résignée, j'ai repris ma marche. Dans une niche de pierre cintrée, une sainte statuette, abritée derrière sa grille en fer, semblait fixer le haut de l'escalier. Elle donnait l'idée d'être posée là juste pour vous éviter de chuter. Arrivée tout en bas, je me suis retournée, le passage était si beau que j'avais du mal à le quitter. Alors, sur la dernière plaque, j'ai lu son nom : rue du Passé.
Oui, tout Ampus, porte la marque du passé et, à force d'acquérir un si grand âge, il est devenu comme un bijou éternel, protégé dans un écrin de souvenirs et de témoignages. A ne point en douter, les pierres parlent et nous susurrent leurs secrets.
Je n'avais plus le temps de visiter, d'une manière approfondie, l'autre partie, aux rues plus escarpées encore, celles qui mènent aux lavoirs où clapote toujours l'eau claire, où l'on imagine entendre les chants des lavandières et le bruit énergique de leurs battoirs. J'aurais donc à y revenir et ce sera un dernier chapitre, un nouveau plaisir.
En repartant, je me suis dit qu'il ne fallait pas dépenser des fortunes et traverser les océans pour faire de merveilleux voyages : je venais, ô combien, d'en faire un dans ce si charmant village.
Colette DAHAIS
Juin 2015