Paquet de cigarettes neutre : une très juteuse traçabilité ?

Publié le 20 novembre 2015 par H16

Aussi horribles furent les attentats, la vie continue. Et si, pour vous, cela signifie le métro (ou la voiture par précaution), le boulot (ou le chômage, par obligation), le dodo (ou son absence hallucinée devant un écran cathodique qui diffuse BFM-TV en boucle), pour d’autres, cela signifie le retour aux petites affaires courantes, voire discrètes, et parfois louches.

On peut ainsi évoquer l’empoignade feutrée qui se déroule actuellement assez loin d’une presse très occupée par les événements du 13 novembre, mais tout de même dans le cadre de l’Assemblée Nationale ce qui devrait, normalement, déclencher au moins quelques petites notules dans l’un ou l’autre canard que le monde nous envie pour son indépendance chèrement payée par le contribuable.

En effet, cette Assemblée travaille actuellement à la transposition dans la loi nationale française d’une récente directive européenne concernant l’industrie tabatière, et qui prévoit que la traçabilité (des cigarettes notamment) peut être réalisée en amont par les cigarettiers eux-mêmes, avant le contrôle des données en aval. Autrement dit, dans le cadre de cette directive, on les autorise à mettre en place l’infrastructure de collecte des données de traçage, mais le contrôle et l’analyse de ces données sont normalement réalisés par un tiers, un cabinet indépendant. Jusque là, tout semble clair, et ça tombe bien puisque le découpage proposé est aussi la position qu’a suivie le gouvernement jusqu’à présent.

Cependant, comme nous l’apprend un intéressant mais aride article d’ActuEconomie, certains députés, pourtant de la majorité, ne sont pas d’accord pour suivre le gouvernement et sont, eux, très favorables au contrôle intégral par un cabinet indépendant, en brandissant le protocole de l’OMS et en lui faisant dire que ce dernier imposerait cette gestion intégrale là où, en réalité, il n’en est rien.

Concrètement, dans le premier cas, les organismes indépendants font le contrôle des données, dans le second, ils sont aussi chargés de leur collecte et de l’infrastructure pour cette dernière. On comprend que la taille du marché n’est plus du tout la même, et que cette seconde option, bien plus juteuse, aiguise les appétits.

Et notamment ceux d’une vénérable entreprise suisse, SICPA.

SICPA, c’est le leader mondial de la fourniture d’encres de sécurité et de solutions destinées à différents supports, dont le traçage de produits via leurs emballages. Comme l’indique sa fiche Wikipedia (fort intéressante à lire), c’est une entreprise suisse très discrète dans le domaine, mais particulièrement active lorsqu’il s’agit d’obtenir des marchés publics. Son historique dans le domaine est assez fourni et montre que cette discrétion n’empêche nullement l’entreprise d’être fort connectée. De nombreux articles de presse ne peuvent s’empêcher de s’interroger sur les liens qu’elle tisse entre l’apparition de certaines législations dans différents pays, la passation de certains marchés, et leur obtention par la société suisse.

Pour le cas qui nous occupe, l’instauration des paquets neutres entraînerait l’apparition inévitable de contrebande et, selon l’argument consacré, la traçabilité joue tout son rôle puisqu’elle permettrait de repérer facilement les paquets légitimes (ceux qui ont payé de la bonne taxe grassouillette à l’État) et les autres (les vilains paquets fraudeurs fiscaux). Or, il serait étonnant que cette société ne fournisse aucun moyen d’action aux associations anti-tabac pour renforcer la stratégie qu’elle emploie afin d’obtenir la bonne législation, celle actuellement en débat à l’Assemblée, et, par voie de conséquence, le marché public dépendant (qu’elle serait fort probablement la seule à pouvoir remplir).

Ce serait d’autant plus étonnant si l’on se rappelle qu’en France, l’actuel secrétaire général de SICPA, Yves Trevilly, est l’ancien directeur des relations institutionnelles et porte-parole de BAT (British American Tobacco), qu’il quitta en 2013 en termes suffisamment mauvais pour rejoindre sans hésiter (et assez vocalement) ceux qu’il a professionnellement combattus pendant des années, à savoir les collectifs anti-tabac.

Du coup, les allégations de Dominique Lefebvre (député PS), se plaignant devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale du lobbying intense de SICPA à l’Assemblée, donnent un éclairage intéressant des positions de Bruno Le Roux et du groupe de députés derrière lui qui insistent assez lourdement pour ce contrôle intégral de la traçabilité par un cabinet indépendant, alors qu’en général, un président de groupe majoritaire à l’Assemblée s’oppose rarement au gouvernement du même bord.

Rassurez-vous cependant : à la suite de ces déclarations, le 12 novembre dernier, et comme s’il n’y avait absolument rien de sous-entendu, Christian Eckert — au passage, fortuitement et tant qu’à faire — a tenu à assurer n’avoir, lui, (à partir de 01:46:00 ici)

« aucun lien particulier avec tel ou tel lobby qui serait défenseur de l’industrie du tabac ni avec tel ou tel lobby qui serait à l’opposé, ni avec tel ou tel lobby industriel qui souhaiterait promouvoir tel ou tel dispositif. »

Ouf, tout va bien en République française, et personne ne pourra donc accuser qui que ce soit de quoi que ce soit. Il n’y a pas de lobbying plus ou moins subtil. Il n’y a pas de députés approchés vigoureusement par l’une ou l’autre entreprise, et les lois et décrets, les transpositions de directives se passent avec toute l’indépendance nécessaire.

Mais bon, tout de même, ça n’empêchera pas, pour des raisons évidentes de transparence nécessaire à une République irréprochable, de demander, à l’instar de Contribuables associés, quelques clarifications sur les motivations de Bruno Le Roux, président du groupe PS à l’assemblée, précédemment épinglé pour avoir utilisé d’une façon franchement partisane la réserve parlementaire de son groupe. On pourra ainsi tenter de savoir pourquoi il est si catégorique sur la nécessité de confier l’intégralité de la traçabilité à un opérateur indépendant.

En tout cas, c’est une question intéressante à poser, tant que la presse est encore à peu près libre dans ce pays, ne trouvez-vous pas ?

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